Ambassade du Royaume du Maroc en France

« Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation :

Regards croisés sur les sociétés marocaines et françaises »

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Colloque

« Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation :

Regards croisés sur les sociétés marocaines et françaises »

Mercredi 18 Décembre 2013

2 En guise de préface par Chakib Benmoussa, Ambassadeur du Royaume du Maroc en France

Vivre ensemble ou mieux vivre ensemble est une question qui s’impose à toutes les sociétés quelque soit leur niveau de développement économique, la solidité de leur ciment social, l’ancestralité de leur culture ou encore le dynamisme de leur jeunesse.

Le Maroc et le France, pays amis et partenaires ne dérogent pas à cette réalité. Nous avons voulu à travers un cycle de rencontres-débats, organisées pour permettre le croisement des regards et le partage de l’expérience du Maroc et la France à travers les témoignages d’experts, de chefs d’entreprises et d’intellectuels des deux pays. Ces rencontres ont été l’occasion de réunir autour de débats thématiques des acteurs de la société civile, des élus, des responsables politiques et des journalistes marocains et français.

Le Maroc, conscient des défis que posent l’exigence du vivre ensemble, a inscrit dans la Constitution de 2011, la diversité des affluences de la nation marocaine, la pluralité linguistique et régionale et religieuse à travers l’islam et le judaïsme. Le citoyen marocain y est reconnu comme citoyen du monde, alors même que le Maroc est devenu une terre de migration, notamment pour bon nombre de citoyens français.

L’ambition de ces rencontres-débats était de créer un espace pour le débat serein et fructueux autour de sujets qui questionnent les capacités des sociétés marocaine française à trouver des solutions aux difficultés posées par le vivre ensemble.

Cet ouvrage réalisé en intelligence collective avec Albert Sasson, Amal Chevreau et Farida Moha, en présente les principales conclusions et apporte une contribution aux possibilités de collaboration sur le sujet du vivre ensemble entre le Maroc et la France.

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MIEUX-VIVRE ENSEMBLE DANS DEUX SOCIETES EN MUTATION REGARDS CROISES SUR LES SOCIETES MAROCAINE ET FRANÇAISE SYNTHESE DU CYCLE DE RENCONTRES-DEBATS ORGANISEES PAR L’AMBASSADE DU ROYAUME DU MAROC EN FRANCE

SYNTHESE

ALBERT SASSON- AMAL CHEVREAU

20 MARS 2016

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Sommaire

Préface Erreur ! Signet non défini.

Synthèse Erreur ! Signet non défini.

1- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : « Regards croisés sur les sociétés marocaines et françaises » « Regards croisés sur les sociétés marocaine et française » 25

2- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française » « La Lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale » Erreur ! Signet non défini.

3- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation » : Religions et transformations sociétales au Maroc et en France » Erreur ! Signet non défini.

4- « Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation »: Un nouveau regard sur l’immigration Erreur ! Signet non défini.

5- «Mieux Vivre ensemble dans deux sociétés en mutation» : « La culture et le développement culturel, identités culturelles, lien social, dialogue interculturel et production culturelle » Erreur ! Signet non défini.

6- « Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation » « La révolution du numérique pour mieux vivre ensemble » Erreur ! Signet non défini.

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Synthèse

Les sociétés modernes sont multi-identitaires, multiconfessionnelles et multiculturelles. Cette diversité multiple et multiforme leur impose de cultiver le vivre ensemble et de l’instaurer par des dispositions légales, sociales et économiques. Le défaut du vivre ensemble, les expose à des crises, des tensions voire des guerres. Il est apparaît donc nécessaire de favoriser le vivre ensemble par le dialogue, la concertation et le débat et de croiser les regards et les expériences pour s’inspirer des bonnes pratiques de mises en place par des pays différents.

La France et le Maroc partagent une histoire commune et des liens forts à plusieurs niveaux : social, économique et culturel etc. La France compte une grande communauté marocaine. Le Maroc est devenue à une très terre d’accueil pour une grande communauté française qui la choisit pour sa tradition d’accueil, d’ouverture et de tolérance.

S’appuyant sur les nombreux points communs et complémentaires qui lient les deux pays, l’Ambassade du Maroc a pris l’initiative entre 2013 et 2016, d’organiser un cycle de rencontres-débats pour croiser les regards et les expériences marocaine et française dans de nombreux domaines ayant un lien direct avec la question du vivre ensemble.

Il a semblé opportun de se livrer à l’examen des expériences en cours dans les sociétés marocaine et française, qui sont en mutation du fait qu’elles connaissent des changements de nature politique, économique, sociale et culturelle, et que ces changements sont rapides. Même si les contextes sont différents, la comparaison a paru pertinente. Elle pouvait permettre de mieux comprendre les choix de transition, opérés par les deux sociétés vers le mieux vivre-ensemble. Il y a aussi dans les sociétés, des éléments d’unité et de diversité qui ont mérité des regards croisés.

7 En effet, vivre ensemble ou mieux vivre ensemble, est la conséquence sociale du besoin biologique d’altérité de l’homme. Cela signifie, des interactions culturelles, la négociation et la recherche d’un espace de coexistence, voire de convivialité. D’où l’importance de la communication, qui va bien au-delà de l’information, en particulier dans nos sociétés contemporaines, qui vivent et vivront encore plus ce qui est aujourd’hui usuel d’appeler la "révolution numérique".

C’est bien le cas en France et au Maroc. A une échelle certes différente, mais avec une rapidité surprenante.

La vie en commun, le vivre ensemble dans des sociétés ou se côtoient des communautés différentes, n’est pas possible sans une forme d’unité – des collectivités, des régions, la nation, l’Etat. Cette unité permet de former un ensemble malgré les désaccords ou les différences. Il faut négocier cette unité, cet espace, faute de quoi les dissensions conduiraient aux conflits, voire à la guerre. C’est pourquoi, lorsqu’il y a réconciliation après un conflit majeur ou une crise, l’objectif visé est de vivre ensemble.

Mais il n’y a pas de vivre ensemble sans diversités qui sont nombreuses : croyance et religion ; éducation, langue, modes de vie, traditions, etc; sans oublier les disparités d’âge, de santé, de situation économique et de territoires. Entre ces deux pôles, unité et diversité, le vivre ensemble se trouve en équilibre instable, en tension permanente.

Le mieux vivre ensemble connait en ce début du siècle, une résurgence particulière en raison des incertitudes, des dangers et des questionnements qui inquiètent nos sociétés. Dans celles-ci, le lien social s’affaiblit, en même temps que l’on sent croître l’intolérance et les discours extrémistes. La négociation de l’espace du vivre ensemble n’est en rendue que plus difficile. Faire cohabiter diversité et respect de l’altérité est un défi que doivent relever nos sociétés.

8 Les rencontres-débats ont été, à cette fin, organisées de façon à traiter de cette tension entre unité et diversité, en abordant les registres suivants :

- Comment s’organisent les sociétés marocaine et française dans le cadre du projet constant d’une société inclusive, permettant de mettre fin à la pauvreté, la précarité, aux inégalités découlant des disparités territoriales, environnementales, et en ayant recours à une économie sociale et solidaire ?

- Comment est abordé le fait religieux en France et au Maroc ? la pratique religieuse, le respect de l’exercice du culte, la place de la religion dans l’évolution sociale dans l’optique de faire cohabiter la pratique religieuse et un espace politique et social qui se veut neutre ?

- Comment est appréhendée la question de la migration et de l’immigration- intégration, assimilation et les politiques migratoires ?

- Quelle place occupe la culture et le développement culturel (identités culturelles, dialogue interculturel, et lien social, production culturelle) dans le vivre ensemble ?

- Quelle contribution possible de la révolution numérique ou digitale au renforcement du mieux vivre ensemble.

Il a été frappant de constater la transversalité de l’éducation, lors de toutes les rencontres ; à la fois pour mieux comprendre les mutations, appréhender les problèmes et pour apporter des solutions.

Chacun des deux systèmes éducatifs, et à tous les niveaux, doit favoriser la connaissance de l’autre par les outils pédagogiques et par les apprentissages, visant à renforcer le lien social, la cohésion et les espaces de dialogue et du vivre ensemble. Qu’il s’agisse de l’apprentissage des langues, de l’histoire, de la géographie, de la philosophie ou de l’éducation à la citoyenneté, il y a pour l’éducation un rôle clé dans la recherche du mieux vivre –ensemble tant au Maroc qu’en France.

9 1- Comment s’organisent les sociétés marocaine et française dans le cadre du projet constant d’une société inclusive et en ayant recours à une économie sociale et solidaire ? Mohamed TOzy Philippe Da Costa

Le Global Risks 2014 a désigné la pauvreté et la précarité comme les principaux risques qui guettent le monde. Le creusement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres est cité comme un des principaux risques auxquels doivent faire les Etats aujourd’hui. Ceci souligne la montée sur le haut de l’agenda mondial de l’enjeu social dans la suite des mouvements sociaux spontanés qu’a connu le monde depuis la crise financière et mondiale (révolutions arabes, mouvement des indignés, Occupy Wall Street etc.).

Comment le Maroc et la France s’organisent pour favoriser l’inclusion, qui à son tour favorise le mieux vivre ensemble ?

La crise économique et l’ouverture des marchés dans le cadre de la mondialisation constituent des facteurs qui ont amené les Etats à recentrer leurs efforts sur l’enjeu social et ont par ailleurs, favorisé l’émergence d’un autre secteur, autre que l’Etat et le secteur privé, pour apporter une contribution à la résolution de problèmes sociaux et économiques. Il s’agit de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui se caractérise par une gouvernance plus démocratique, une gestion plus éthique et un partage égalitaire des salaires et/ou des profits.

En France, l’économie dite sociale et solidaire (ESS) contribue à 10% du PIB et crée plus de 2,3 millions d’emplois

Philippe Da Costa, Directeur général adjoint innovation et relations extérieures du groupe Macif explique qu’en France, l’ESS contribue fortement à l’activité économique : 10% du PIB et plus de 2,3 millions d’emplois dans le cadre de principes en rupture avec l’économie conventionnelle : gouvernance démocratique, lucrative

10 raisonnée et investissement des bénéfices dans l’activité. Depuis juillet 2014, l’ESS est encadrée par une loi-cadre qui introduit aux côtés des familles classiques de cette économie : coopératives, associations, mutuelles, les entreprises.

Plus de huit millions de français sont considérés comme pauvres. La persistance de la pauvreté notamment au sein des populations issues de l’immigration, accentue les tensions autour du vivre ensemble. A cet effet, le gouvernement français a décidé d’élaborer un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale sur la base des conclusions de la conférence nationale qui s'est tenu en décembre 2013.

La multiplication d’un ensemble pratiques locales pouvant mettre en avant des personnes et des groupes socialement exclus qui œuvrent pour satisfaire les besoins sociaux de base pour lesquels ils ne trouvent aucune solution adéquate dans le marché ni chez l’Etat-providence renvoie à un nouveau concept : celui de "l’innovation sociale".

L'innovation sociale fait référence aux stratégies, concepts, idées et organisations qui répondent à des besoins sociaux de toute nature liés aux conditions de travail, d'apprentissage, de la santé, du développement de communautés et dans une certaine mesure qui viennent fortifier la société civile. Un exemple d'innovation sociale souvent cité est la création par Mohammed Yunus de la Grameen Bank, qui accorde des micro-crédits pour développer des projets.

Les associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) sont un bon exemple d'innovation sociale réussie en France. D’autres exemples sont, le mouvement Emmaüs, les Restos du Cœur, les Enfants de Don Quichotte, les banques alimentaires etc.

11 Au Maroc, l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), mis en place en 2005 a pour but de soutenir les efforts de lutte contre la pauvreté et permettre à des actions sociales innovantes de voir le jour

Pour Mohamed Tozy, au Maroc, bien que l’incidence de la pauvreté ait enregistré un recul considérable ces deux dernières décennies, une frange non négligeable de la population reste dans une situation de grande précarité. Ce phénomène touche inégalement les différentes régions du pays. Le phénomène est nettement plus important en milieu rural où près de quinze personnes sur cent sont pauvres. Pour le milieu urbain, les chiffres montrent que cinq personnes sur cent sont pauvres en termes monétaires.

Nadira Guermai, Gouverneur, coordinateur national en charge de l’INDH a expliqué à ce sujet que des dispositifs publics ont été mis en place suite à la création, en 2005, de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), et en vue de soutenir et de mieux structurer les efforts de lutte contre la pauvreté et permettre à des actions sociales innovantes de voir le jour. Depuis, l’avènement de l’INDH, les organisations de l’économie sociale, les coopératives et les associations, ont été appelées à jouer un rôle de premier plan. C’est à elles que revenaient la mobilisation et l’organisation des populations potentiellement cibles, l’identification des projets, la contribution au financement, la concrétisation ou l’accompagnement des projets.

Le mouvement s’accélère au Maroc depuis 2015. Une loi-cadre relative à l’ESS est en cours de préparation avec l’appui de la FAO, à l’initiative du ministère en charge de l’ESS. Cette loi-cadre permettra de libérer l’initiative au niveau social et de canaliser davantage de financements vers cette économie.

12 2- Comment est abordé le fait religieux en France et au Maroc ? dans l’optique de faire cohabiter la pratique religieuse et un espace politique et social qui se veut neutre ? ODON VALLEt - Hassan rachik

Le fait religieux est considéré différemment selon les sociétés. Au Maroc et en France, son traitement obéit à des logiques différentes du fait de la nature des deux Etats et de la place qu’occupe la religion et la pratique religieuse tant aux niveaux privé que public.

Les débats autour de la place de l’islam dans la société française sont très empreints de passion. Dans un pays laïc, comme la France, il est attendu des musulmans qu’ils pratiquent leur foi au sein de l’espace privé uniquement et d’observer une stricte distinction de ce qui relève de leur foi au niveau privé et au niveau public. Toute expression ou pratique ostentatoire de l’islam par le vêtement ou par les pratiques du culte ne sont pas acceptées et font l’objet de récupération politique, trop souvent stigmatisant l’islam.

Le débat sur la place de l’islam en France met à mal le vivre ensemble.

Odon Vallet, connu pour être le" spécialiste des religions" en France, commence par expliquer qu’il y a plusieurs idées fausses sur l’islam en France, à commencer par le mot « islam » qui ne signifie pas « soumission » mais vient de la même racine que l'hébreu « shalom », qui veut dire « paix ». Dans le cadre de ses travaux, il privilégie une approche comparatiste, et non syncrétique, des religions, pour les confronter, rapprocher et mettre en balance.

Il rappelle que, plusieurs musulmans vivaient au sein de l’empire français en Afrique. Aujourd’hui ils sont en France. Ils ont émigré en tant qu’ouvriers et ont bénéficié ensuite du regroupement familial. Cette visibilité croissante des musulmans crée des remous au sein de la société française, alors que celle-ci a opté pour une laïcité très restrictive. Il explique qu’à la faveur d’actes terroristes, commis par des personnes se

13 revendiquant de l’islam, le problème est exagéré en France au point de menacer le vivre ensemble et d’isoler davantage les musulmans en France.

L’autre élément qui concourt à créer de vives tensions autour de la place de l’islam en France est l’interprétation extrêmement restrictive de la laïcité qui bannit toute expression religieuse au sein de l’espace public. La laïcité doit à la fois respecter les non croyants et les croyants notamment dans leur besoin de rendre visible leur appartenance religieuse. L’éducation à la laïcité respectueuse du croyant et du non croyant est la mesure clé pour permettre un vivre ensemble dans une société française, désormais multiconfessionnelle et ou l’islam est la seconde religion.

Pour Hassan Rachik, professeur à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Hassan II, au Maroc, la situation est différente. L’islam est inscrit dans la Constitution au même titre que le judaïsme. Une protection est également est accordée à ceux qui pratiquent le christianisme. L’Islam contribue le plus souvent à favoriser un vivre ensemble équilibré entre une pratique religieuse laissée à la discrétion du croyant et quelques pratiques qui sont strictement encadrées par la loi : jeune du ramadan, montant de la zakat etc.

Néanmoins, les changements structurels que le Maroc et d’autres pays musulmans ont connus, posent la question de la sécularisation et de l’orientation politique de l’islam, notamment au regard de la situation du Proche Orient.

14 3- Comment est appréhendée la question de la migration et de l’immigration- intégration, assimilation et les politiques migratoires ? Benjamin Stora- Mohamed kachani

Le choix s’est porté sur la question de la migration et de l’immigration en raison de son effet direct sur le vivre ensemble. La France continue de recevoir des immigrés d’origines diverses, mais en particulier d’Afrique du Nord et subsaharienne ; et contrairement, aux vagues d’immigration du milieu siècle passé, l’intégration des nouveaux immigrés n’est pas aisée, ou ne se fait pas du tout.

Le Maroc est devenu une terre d’immigration des africains subsahariens dans le cadre d‘une politique d’accueil assumée et encadrée par des dispositions légales. De même, qu’il accueille une large communauté de citoyens européens, qui s’est agrandie depuis la crise économique et financière de 2008.

Comment dans ce contexte, assurer le vivre ensemble et plus encore, le mieux vivre ensemble, dans les quartiers, les villes, les territoires, sans traiter la question l’intégration ratée des immigrés dans le cas de la France et de l’intégration naissante dans le cas du Maroc ?

Benjamin Stora, historien et sociologue mais aussi Président du Conseil d’Orientation de la Cité Nationale de l’Histoire et de l’Immigration, a rappelée quelques caractéristiques des phénomènes migratoires :

- accélération de la diffusion des connaissances sur ces phénomènes, rapidité des mouvements migratoires, participation à ces migrations de personnes ayant une formation plus ou moins avancée.

- tendance à la fermeture des frontières, construction de murs et restrictions à la liberté de circulation notamment dans l’espace Schengen.

15 - persistance de la crise économique depuis 2008 et perception de la durée de la crise, 4 millions de chômeurs en France, panne d’avenir, départs de France à la recherche d’emplois.

- interrogation sur l’assimilation ou l’intégration des immigrés (identités maintenues dans l’espace privé comme dans l’espace public) dans tous les pays d’Europe ; les jeunes sont particulièrement concernés et les connaissances de l’histoire des autres doit être renforcée à l’école publique et laïque.

- rôle de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration voulue par le premier ministre Lionel Jospin en 2001, mais ouverte en 2007 et mal connue du public ; elle s’efforce d’expliquer les parcours des immigrés pour mieux éclairer le débat sur l’intégration ou l’assimilation.

Benjamin Stora a bien insisté sur le grave déficit en matière de connaissance de l’histoire de l’autre -l’immigré- et ainsi proposé naturellement que ce déficit soit comblé grâce au travail des enseignants "nous savons si peu de choses de l’histoire et de la culture de l’autre qu’il est difficile d’obtenir ou de récupérer un mieux vivre ensemble".

Mohamed Kachani, professeur à l’Université Mohammed V de Rabat et secrétaire général de l’association marocaine d’études et de recherches sur les migrations, a rappelé de son côté que le Maroc était devenu un terrain de transit, mais aussi d’immigration, le vivre ensemble entre la population marocaine et les migrants d’Afrique et le Proche Orient ne va guère de soi. C’est pourquoi une nouvelle politique migratoire a été instaurée et un ministère délégué, a été chargé de la migration, en plus de son mandat antérieur sur les marocains résident à l’étranger.

16 Les estimations avancent la présence de près de 80 000 immigrés au Maroc, soit 2,46% de la population totale, auxquels s’ajoutent entre 35 000 et 40 000 migrants illégaux. Le Maroc qui a ratifié depuis longtemps la convention internationale sur les droits des migrants et leurs familles, a entrepris de régulariser progressivement la situation administrative des immigrés, avec la participation du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH). Ce faisant, le gouvernement honore non seulement ses engagements internationaux, mais il adopte une série de mesures comme l’accès à l’éducation, aux soins, à l’emploi, qui s’efforcent d’intégrer les immigrés et de lutter contre des comportements xénophobes. Il faut là aussi inventer le mieux vivre ensemble ou au moins à établir la cohésion.

La détresse des femmes immigrées a été particulièrement soulignée par Mme Benrradi. Ces femmes, qu’elles soient originaires d’Afrique subsaharienne ou du Proche Orient, ont souvent été victimes de nombreux sévices avant d’arriver au Maroc. Mais, selon les témoignages cités par Mme Benrradi, elles ont la ferme volonté de s’intégrer à la société marocaine. Leur intégration est facilitée par la pratique linguistique (arabe, français) ou religieuse (confession musulmane). Lorsqu’elles trouvent un emploi et qu’elles peuvent subvenir à leurs besoins essentiels, elles peuvent contribuer au mieux vivre ensemble.

17 4- Quelle place occupe la culture et le développement culturel (identités culturelles, dialogue interculturel, et lien social, production culturelle) dans le vivre ensemble ? Xavier Darcos - Mohammed Lotfi M’Rini

La culture, dans toutes ses manifestations et pas seulement celles qui concernent l’expression artistique, c’est-à-dire les modes de vie, les traditions, les croyances et les religions, les langues et l’appartenance linguistique, est à la fois au cœur du vivre ensemble ainsi que le reflet fidèle des efforts déployés pour mieux vivre ensemble. La rencontre-débat organisée pour cerner le rôle de la culture et du développement culturel, a été focalisée sur les identités culturelles, le dialogue interculturel et le lien social, ainsi que sur la production culturelle, afin d’éviter les redondances avec les thèmes des rencontres antérieures.

Le Maroc comme la France, quoique à des échelles différentes et avec une évolution historique et sociale singulière, sont interpellés par tous ceux qui voient dans le développement culturel, la définition d’identités culturelles, inclusives, le plurilinguisme pratique, dès le plus jeune âge, la diffusion au plus grand nombre est de façon démocratique, des composantes du patrimoine culturel national et encore plus, celles-qui ont une portée régionale ou universelle, des éléments indispensables au mieux-vivre ensemble.

La France devrait poursuivre la transmission de valeurs culturelles que son évolution politique et sociale avait forgées, l’identité nationale étant reflétée dans la devise de la République, Liberté, Egalité, Fraternité.

Xavier Darcos a indiqué qu’au cours des deux ou trois dernières décennies, la France devrait poursuivre la transmission de valeurs culturelles que son évolution politique et sociale avait forgées, l’identité nationale étant reflétée dans la devise de la République, Liberté, Egalité, Fraternité. Mais la France devait en même temps s’adapter aux vagues migratoires venues de pays aux traditions culturelles fort

18 différentes. Cette « horizontalité » d’approche de l’identité culturelle devait accompagner la « verticalité » de la transmission des valeurs de la République, qui sont le fondement de cette identité. Mais cela est-il toujours possible : les manifestations de l’identité culturelle des français d’origine maghrébine et de confession musulmane sont-elles, par exemple, compatibles avec la laïcité ? Peuvent –elles ou doivent elles demeurer dans l’espace privé, jusqu’où peut-on admettre leur expression dans le domaine public, sans risquer d’être taxé d’islamophobie ?

Xavier Darcos a dit clairement que l’intégration de ces immigrés dont les grands- parents ou arrière grands-parents avaient été recrutés pour travailler en France, notamment durant les trente glorieuses, impliquerait que les valeurs de la République sont celles qui prévalent. Mais y-a-t-il alors un espace pour le multiculturalisme afin de mieux vivre ensemble ? Cela fait partie du débat actuel, mais il faut bien reconnaître que sans confondre assimilation et intégration, la politique française a généralement poussé à l’intégration, ayant pour socle les valeurs républicaines. Et cela a bien fonctionné avec les immigrés provenant des pays des anciennes colonies d’Asie et d’Europe après les deux guerres mondiales. Mais de nos jours, il semble bien que l’ascenseur social ne fonctionne guère pour nombre d’enfants des immigrés d’origine maghrébine ou africaine et on associe le plus souvent leur absence d’intégration avec la délinquance et le manque de repères. Ce sont pourtant, pour beaucoup d’entre eux, des enfants de la République française.

Comment rétablir le lien social, le dialogue interculturel, le rôle de l’école, la mixité communautaire, qui sont tous des conditions requises pour le mieux vivre ensemble ?

Xavier Darcos, ancien ministre de l’éducation nationale, a, à très juste titre, insisté sur la réforme de l’école républicaine, qui doit privilégier la connaissance de l’autre –sa religion, ses traditions culturelles– et en même temps rassembler et favoriser l’égalité des chances. L’école publique française, laïque et républicaine, ne devrait rechigner, qu’il s’agisse des enseignants ou des responsables pédagogiques, à traiter de la

19 sociologie des religions, expliquer l’islam, promouvoir la réflexion sur l’évolution culturelle de la France d’aujourd’hui. La paix civile est à ce prix.

Au Maroc, l’identité culturelle avec l’identité nationale, sont les éléments importants du mieux vivre ensemble

Au Maroc, Mohammed Lotfi M’Rini, secrétaire général du Ministère de la culture a reconnu comme Xavier Darcos, que l’identité culturelle avec l’identité nationale, est bien un élément important du mieux vivre ensemble. Ainsi dans la Constitution adoptée par referendum populaire en juillet 2011, le Royaume décline dans le préambule de cette Constitution les composantes – les "affluents"- de l’identité culturelle marocaine, arabo-musulmane, certes mais aussi amazigh (berbère), andalouse et juive (hébraïque). Cette reconnaissance d’une pluralité culturelle fondatrice s’accompagne de l’affirmation de l’unité de la nation. En même temps, on reconnaît à la langue amazigh, le statut de langue officielle, comme l’est l’arabe depuis des siècles. Mais aussi les expressions culturelles de l’amazighité – presse, télévision, festivals de musique de traditions populaires.

Et tout cela dans le contexte d’une charte détaillée des droits humains, et avec pour objectif, outre l’apaisement de tout conflit de nature culturelle, le mieux vivre ensemble. Le Maroc n’est pas en effet un pays monolithique, il présente une rare diversité culturelle, qui reflète les apports successifs de ceux qui l’ont habité et fait évoluer. L’islam y est d’un seul rite – malékite- et le Royaume est protecteur de l’exercice du culte, y compris le judaïsme et le christianisme. C’est sans doute pour faire connaître cette diversité culturelle que les festivals de musique et de tradition populaires ont du succès au Maroc et à l’international. Ces manifestations sont aussi une contribution importante au mieux vivre ensemble sur l’ensemble du territoire.

Une réforme de l’éducation est en cours au Maroc, fondée sur trois piliers : l’équité, la qualité et l’inclusion sociale

20 Quant à la réponse à la réforme de l’école marocaine, elle est en cours et se fonde sur trois piliers : l’équité ou l’égalité des chances de tous les élèves et étudiants ; la qualité de l’enseignement, des curriculums, de la formation enseignants et l’acquisition des connaissances et des professions ; et l’inclusion sociale de l’école et des établissements d’enseignement supérieur. Cette réforme est ambitieuse, elle se veut citoyenne : éducation à la citoyenneté, à l’insertion de l’instruction civique et morale. Elle doit réussir pour venir à bout de l’analphabétisme, surtout en milieu rural, améliorer sérieusement la formation professionnelle, renforcer la qualité des acquis des apprenants et des futures étudiants, particulièrement dans les sciences et techniques.

Quant à la production culturelle, qui est une composante importante du développement culturel, elle est, à l’échelle de chacun des deux pays, variée : biens culturels et artisanat, diverses formes d’expression artistique telle que les salons du livre, les expositions itinérantes, les festivals de musique et de traditions populaires. Le festival des musiques sacrées de Fès, au celui des Gnawa d’Essaouira attirent un public important, favorisent la mixité des classes sociales et ont acquis une renommée régionale, voire internationale. La production culturelle est non seulement source de revenus, mais elle offre de nombreuses occasions de rencontres, de débats et de rassemblements autour d’un large éventail d’expressions culturelles qui elles-mêmes traduisent les composante de l’identité culturelle.

21 5- Quelle contribution possible de la révolution numérique ou digitale au renforcement du mieux vivre ensemble. Mohamed Horani –Dominique Wolton

Il a paru tout à fait pertinent d’orienter l’une des rencontres-débats sur le vivre ensemble sur l’examen de l’impact de ce qu’on appelle communément "la révolution numérique" sur les pratiques du mieux vivre ensemble tant en France qu’au Maroc. Il ne fait aucun doute que les outils de cette révolution numérique sont utilisés partout : en économie, éducation, transmission d’un éventail toujours plus large d’information. Ses effets sur les échanges de toute nature sont de plus en plus marqués : on s’informe instantanément et aussi en réseau.

L’internet est devenu un outil qui contribue fortement à la croissance économique.

Selon Mohamed Horani, l’un des deux intervenants invités à la rencontre-débat, le nombre d’abonnés à internet au Maroc, était de 13, 4 millions à la fin du mois de septembre 2015; le taux de croissance annuel atteignait 63,5% tandis que le taux de pénétration de la toile était de 41%. On ne peut nier l’effet de ces techniques sur les relations entre les hommes, les communautés, les peuples, ni sur la diffusion des connaissances ainsi que sur la révision des apprentissages à tous les niveaux d’enseignement ou encore sur la nécessaire réflexion concernant l’utilisation de ces techniques dans les méthodes éducatives. Elles peuvent favoriser le dialogue interculturel, comme en témoigne leur appropriation croissante dans tous les festivals de musique, de folklore, de cinéma. Cela est vrai depuis plusieurs années en France, le mouvement s’accélère au Maroc.

Si le numérique se répand au point de marquer de son empreinte les deux sociétés française et marocaine, en devenant plus qu’un enjeu technique ou économique, on peut se demander s’il peut renforcer le lien social, accroître la solidarité et l’inclusion et partant le mieux vivre ensemble. On voit bien, d’une part, que les messages transmis par les diverses techniques d’information peuvent être hélas des messages

22 de dénigrement, voire de haine, est porteur de fractures idéologiques, d’endoctrinement, d’archaïsme, d’exclusion ; les extrémistes de tout bord savent bien utiliser ces techniques et il n’est pas facile de leur répondre en déconstruisant leur discours, mais simple et plutôt efficace.

D’autre part, comment pourrait-on ignorer toutes les facettes de la révolution numérique, présentes dans un projet de société ayant pour objectif le mieux vivre ensemble, comme s’efforcent de le faire la France avec ses valeurs républicaines affirmées – notamment égalité et fraternité- et le Maroc dont la Constitution de 2011 proclame la nature plurielle de son identité, son unité nationale.

Là aussi, l’objectif primordial est de consolider les liens sociaux, de lutter contre la pauvreté et la précarité et de faire vivre ensemble les manifestations variées et précieuses de l’identité plurielle. Le rôle de la société civile est crucial. Elle est en effet dans les deux pays qu’il s’agisse du niveau local ou national, à l’œuvre pour, par exemple défendre le respect des droits humains- tous les droits- ou encore la parité entre hommes et femmes, la promotion de l’égalité des cultures et de l’expression de celles-ci. Tout cela est bien au cœur du mieux vivre ensemble.

Sans doute que les techniques digitales qui accélèrent et multiplient les sources et les cibles de l’information, pourraient être un outil ou levier utiles du vivre ensemble. Mais cela suffit-il ?

Dominique Wolton, intervenant aux côtés de Mohamed Horani, fait remarquer qu’informer n’est pas communiquer ; qu’en d’autres termes, on aura beau multiplier les "tuyaux", submerger les gens d’informations de toute sorte, on ne les fera pas vivre ensemble pour autant dans la paix civile- le bien le plus cher selon le philosophe du 17ème siècle Blaise Pascal. Car, pour réellement communiquer, il faut faire appel à l’histoire des relations humaines, des civilisations, à la négociation ; là où le politique doit jouer pleinement son rôle.

23 Alors la communication devient possible parce qu’il y a la médiation. Les médiateurs sociaux, dont le rôle est indispensable pour la résolution des conflits et pour la réconciliation entre communautés, auparavant en conflit ouvert, sont naturellement conduits à profiter de l’offre numérique ; cela facilite probablement leur tâche, mais ils font avant tout appel à la sociologie et à la politologie, ainsi qu’à d’autres sciences sociales et humaines, pour renouer les liens sociaux mis à mal ou tout simplement brisés. Le Maroc a vécu cette expérience durant plus d’une décennie et il faut bien reconnaître qu’il y a bien eu réconciliation et mise en place de nouvelles fondations pour mieux vivre ensemble sous la protection de la nouvelle Constitution.

En France aussi est au sein de l’Union Européenne – un exemple extraordinaire de la volonté de vivre ensemble et d’éviter la guerre- nombreux sont les exemples de réelle communication de meilleur entendement au niveau local ou national, surtout depuis qu’il a fallu rouvrir le débat sut la laïcité et la place du religieux dans l’espace public, ou encore expliquer sans excuser les causes de la radicalisation idéologique conduisant jusqu’au terrorisme. Face à ceux qui opposent, il faut rassembler et négocier la communauté de destin, qui a pour corollaire le mieux vivre ensemble à l’école, dans l’entreprise, la ville et ses différents quartiers, ou les espaces ruraux, et au niveau de la nation entière.

Reconnaître la présence ou l’évolution galopante de la révolution numérique dans nos deux sociétés est un fait d’évidence. Réduire la fracture numérique est aussi nécessaire, car cela fait partie de la réduction des inégalités entre les communautés. Opter pour les techniques du numérique comme des outils de la croissance économique et de l’amélioration des transactions commerciales ou encore des relations entre les administrations et les citoyens, est sans aucun doute, une nécessité. Mais, il faut bien admettre que pour établir le mieux vivre ensemble et de façon durable. Nous devons mieux communiquer, nous entendre et donc négocier mes accommodements raisonnables ou la convivialité ; et cela redonne au politique un rôle prééminent. Ce n’est pas être technophobe que de le reconnaître, mais

24 simplement et comme cela a été illustré au cours des six rencontres-débats, admettre que l’objectif du mieux vivre ensemble au Maroc comme en France, ne peut être atteint par le seul recours aux techniques de l’information, mais bien grâce à la médiation sociale, la connaissance de l’histoire des relations des communautés concernées, la sociologie des religions et des pratiques religieuses, ainsi qu’à l’intervention du politique.

25 1- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation :

« Regards croisés sur les sociétés marocaines et françaises »

Mr Chakib Benmoussa , Ambassadeur de Sa Majesté le Roi du Maroc en France,

Merci d’être présent avec nous ce soir, à la Résidence de l’Ambassadeur, pour un

échange autour du thème « vivre ensemble » à travers l’expérience partagée en

France et au Maroc. Lorsque nous avions programmé cette rencontre quelques semaines auparavant, l’actualité n’était pas aussi intense. Depuis, il y a eu le rapport sur l’intégration, il y a eu des invectives politiques qui ont suscité émoi et débats, il y a la montée du Front national autour de thématiques liée à l’exclusion de l’autre.

Nous avons également des études comme celle de l’Atlas des valeurs de l’Europe , des rapports sur le racisme l’antisémitisme et la xénophobie, un rapport sur les minorités visibles , et la publication de l’indice dit d’ouverture . En France dans les années 90, et 2000 cet indice d’ouverture faisait état de tolérance, d’acceptation d’univers multiculturel. A partir de 2008, il semblerait que l’on assiste à un repli, à une crispation de la société française sur des questions relatives à la famille, à la religion qui reflète la problématique de la relation à l’autre .. Une relation qui met en avant une difficulté « d’acceptation de l’autre » dans un contexte de mondialisation qui confronte les sociétés à des changements, à des bouleversements : dérégulation

économique, migrations et mobilité des populations qui va en s’accentuant avec les changements climatiques, impact des nouvelles technologies qui accélèrent ces mutations et alimentent la confrontation des valeurs traditionnelles et modernistes

26 qui rendent le sujet du « vivre ensemble » d’actualité en France mais aussi au Maroc où cohabitent plusieurs cultures. Au Maroc, nombre d’actions et de changements ont été initié ces dernières années .Je pense à l’apport de la nouvelle constitution votée en 2011 . Le préambule de la loi fondamentale du Royaume rappelle que le

Maroc « État musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de respect et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde».

Cette reconnaissance d’une pluralité dans les domaines ethniques, linguistiques, culturels et confessionnels est confortée par l’ouverture des médias, par l’organisation de plusieurs conférences comme celle portant sur le dialogue des cultures et des religions organisées en collaboration avec l‘Association internationale de la francophonie à Fès en octobre dernier et qui témoigne de la volonté du Maroc de renforcer la tolérance. Autre exemple celui de la nouvelle politique migratoire du

Royaume intégrant régularisation, scolarisation des enfants, création d’un statut des demandeurs d’asile …

27 En organisant cette rencontre animée par Mr Albert Sasson, membre de l‘Académie royale des sciences et techniques, membre du Conseil économique , social et environnemental et du Conseil National des Droits de l’Homme, nous avons voulu, au-delà des discordes et contradictions ,mettre en lumière ce qui nous unit , croiser les expériences de nos deux pays pour éclairer les ouvertures des sociétés françaises et marocaines et leur prise en compte des diversités ethniques et culturelles .Nos deux intervenants , Messieurs Claude Askolovitch,journalistes et auteur et Hassan

Rachik ,sociologue, anthropologue et professeur à l’université vont introduire le sujet en décryptant et clarifiant les enjeux du « mieux vivre ensemble » avant d’ouvrir le débat auquel vous , maires , adjoint de maire , intellectuels , entrepreneurs , membres d’associations participeront .

Nous écouterons avec attention les élus, mandataires et associatifs qui ont l’expérience pratique du terrain et qui sont quotidiennement dans l’action. Le partage de ces expériences sera extrêmement enrichissant pour clarifier des pistes et identifier des actions ici et là .La stabilité des sociétés passe en effet par l’ancrage local et par la capacité qu’auront les élus locaux, les maires, les ONG , de créer le lien social et de relever le défi du « comment faire vivre ensemble » des hommes et des femmes de plus en divers en matière de religion , de couleurs , de culture …Je vous remercie .

28 Albert Sasson, Président de séance

Mr L’ambassadeur a présenté brièvement nos deux intervenants .Mr Askolovitch est journaliste, auteur de plusieurs ouvrages dont celui publié récemment sous le titre

"Nos mal-aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas" aux éditions Grasset où il dénonce l’islamophobie .Hassan Rachik lui, est anthropologue, professeur à l’université Hassan II, . Professeur visiteur dans des universités américaines, françaises et arabes (Princeton, Brown, École des Hautes Études en

Sciences Sociales à , Saint Joseph à Beyrouth, Institute For the Study of Islamic

Civilisations à Londres...) il a consacré ses recherches aux monde ruraux, aux idéologies, à la sociologie de la connaissance anthropologique. Il a procédé

également à de nombreuses enquêtes.

Pour ce qui me concerne, j’appartiens à une famille juive marocaine très ancienne puisque mes ancêtres venus de Bagdad se sont installés au XVII siècle au Maroc dans le Sud dans la région d’ Errachidia qui est aussi le berceau de la dynastie alaouite .

Mes ancêtres ont suivi les Rois du Maroc et se sont installés à Fès puis à Rabat .J’ai fait carrière dans l’enseignement supérieur marocain avant d’entamer une carrière à l’UNESCO à Paris pendant 28 ans ! Je suis devenu Français mais mes racines sont marocaines.

Monsieur Benmoussa, notre ambassadeur a souhaité initier une série de rencontres pour comprendre, approfondir les relations entre les deux pays.Le Maroc et la France sont des pays amis et alliés mais sans doute, faut il dans ce contexte de

29 mondialisation essayer de mieux nous comprendre. C’est l’objet de ces rencontres qui seront animées par différentes personnalités en 2014 avec des publics divers d’intellectuels, journalistes, de députés, maires, associations qui vivent sur le terrain tous les problèmes relatifs au mieux vivre ensemble.

Le « vivre ensemble » est en fait un objet de compromis : je donne, je prends, je rétrocède en mettant en avant le principe de non violence. Il y a une expression marocaine qui est à la base de solution des conflits. On dit qu’il faut faire « l’œil de mika » en d’autres termes fermer l’œil, relativiser la gravité des situations ..Il y a un effort de médiation entre membres de familles, de voisins ou même à un niveau plus haut de la nation …Cette « philosophie » a permis au « bateau Maroc » de continuer

à naviguer malgré tous les écueils et à trouver des solutions comme celles concernant l’immigration sud saharienne. Ces décisions courageuses qui renforcent l’ancrage du

Maroc en Afrique .Il y a aussi la revendication des amazighs qui 2000 ans après continuent à parler leur langue et à respecter leurs coutumes. La constitution 2011 répond à ces revendications. Ces décisions ont bien sûr un coût, mais c’est le prix à payer pour respecter le pluralisme et la démocratie. Il y a d’autres combats qui continuent, le combat des femmes marocaines pour l’héritage notamment, celui de la liberté de conscience ..Nous avons réglé le problème de la liberté d’exercice du culte, reste celui de la liberté de conscience qui exige une évolution de la société.

Tous ces thèmes seront sans doute abordés au cours des débats que nous espérons riches et qui interviendront après l’introduction de nos deux « grands témoins ».

30 Claude Askolovitch : Que faire pour s’accepter tels que nous sommes ?

Cette question du « vivre ensemble » reflète l’acceptation de ce que nous sommes, une société en mouvement, en transformation au niveau culturel, religieux, voire une société déstructurée, en confrontation car multiculturelle.

Il faut donc sortir de cette idée du « vivre ensemble » pour être dans l’idée de l’acceptation de soi. La plupart des débats que l’on qualifie d’identitaire et singulièrement le débat sur l’islam relève pour beaucoup d’une incapacité à s’accepter, du refus de se regarder, de regarder ce que nous devenons en espérant secrètement « qu’un jour cela pourrait devenir comme avant » sans ce que certains, appellent les « nouveaux venus » c'est-à-dire les immigrés.

Certains disent qu’ils n’aiment pas ce que la France est devenue car ils pensent qu’il y a une vraie France qui est aujourd’hui délestée, dérobée ..Que les vrais français de souche sont aujourd’hui expulsés de leur propre pays, culturellement voire physiquement par ces nouveaux venus. C’est un thème populaire dans les milieux de jeunesse gauloise et pas seulement …

L’actualité est marquée comme nous le constatons quotidiennement par des incivilités courantes. Le rapport d’intégration est le résultat d’un travail de 5 groupes de réflexion ayant mobilisé des dizaines de chercheurs de tout horizons, sociologues, hommes de terrains, membres de cabinets ministériels dont un membre du cabinet du ministre de l’intérieur qui cosigne un des

31 rapports. Dans ce rapport, il y a nombre de propositions pour recréer le lien républicain dont certains sont d’une grande banalité, je pense à l’augmentation des places dans les grandes écoles pour permettre aux classes populaires d’y accéder ..275 pages donc de propositions diverses variées qui sont devenues dans le journal le Figaro, le rapport qui veut introduire le voile à l’école !

Rapport qui est bien sûr rejeté par la presse. Dans tout cela, ce qui est fascinant c’est qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir de débat public politique intellectuel possible sur ces questions. A cause de la paresse et de « l’imbécillité » du système qui a imposé la neutralité d’apparence dans les écoles. Peu importe du reste car la question ne peut être posée à cause de la laïcité. Ce discours en vase clos nourrit un certain nombre de peurs et nourrit surtout l’impossibilité de s’accepter tel que nous sommes, société multiculturelle avec toutes ses composantes et surtout avec ses musulmans.Cette réalité là est perçue soit comme hostile, soit comme une société qu’il faut nier .

C’est étrange ! Ce sujet réel lorsqu’il est reconnu provoque des remous, des tempêtes. On remarque par exemple que des personnes qui ont la quintessence de l’esprit républicain se mettent à cautionner une discrimination ! Depuis 25 ans, une présomption de peur, une discrimination républicaine, une détestation de soi même et de ce que l’on devient que certains appellent l’islamo phobie est née et se développe.

32 On peut situer le creux de cette pensée en 1989..J’étais alors jeune journaliste envoyé par l’Evénement du jeudi pour couvrir les manifestations à Leipzig au moment de la chute du mur de Berlin qui était vous en convenez un

événement de taille. En rentrant à Paris, le sujet qui était débattu était celui du port du voile par 3 gamines ! C’était comme si nous étions en danger de nazisme. Au moment de la chute du communisme, la France se passionnait sur un débat portant sur son identité !nous sommes disait on dans un pays où l’on ne porte pas de voile à l’école et toute entorse à cette règle provoquait des déchirements. 3 gamines qui portaient disait on le tchador au collège de Creil dans l’Oise suffisent à mettre le feu à l’opinion alors même qu’il n’y a pas de sujet sociologique sur la question, que l’on ne parle pas encore de la réislamisation des banlieues, ou du Hallal !

Si l’on déroule le fil des événements, on remarque cependant que 6 ans avant le surgissement de l’affaire du voile, il y a eu la marche des beurs, cinq ans avant la création de SOS racisme, quelques mois après le défilé du centenaire de la révolution française. La France était un pays métissé, franco- beur et tout allait très bien dans ce pays prêt à accepter le métissage. Jusqu’au jour …où l’on se met à parler de métissage religieux, de l’Islam qui provoque un vaste mouvement de refus, de rejet dans la société française. L’Islamophobie sera une invention de la gauche avant de devenir l’instrument démagogique de la

33 droite et de l’extrême droite. En réalité, cette discrimination là, ne doit rien à

Marine le Pen et n’a rien à voir avec la montée du Front National. Le projet de loi proposant d’interdire le port du voile en crèche a été inventé par le parti qui est la quintessence de la République, le Parti radical de gauche, le parti de

Gambetta. Au nom de son modèle, le parti interdit de fait, une partie de la réalité de la société en France et nous avons droit à une sorte de chorégraphie où quelques intervenants comme Tarek Ramadan sont autorisés à parler pour alimenter la peur de l’Islam. L’affaire de la crèche Baby loup fausse dans sa narration, est un exemple de ce qui alimente cette peur. On propage des fausses nouvelles, on lit dans certains journaux que les banlieues se sont islamisées, que les mamans musulmanes demandaient à ce que l’on réveillent leurs gosses à l’heure de la prière, que ces mêmes mamans ne pouvaient donner le biberon aux bébés à l’heure de la prière …Les juifs empoisonnaient les vieux au Moyen âge, les porteuses de voile ne nourrissent pas les bébés !

Que faire me direz vous ? Il faut sortir de ces discours répétés à l’envi même parmi des gens éclairés. Il faut dénoncer et combattre l’étrangeté de certaines affirmations provoquées par le débat sur le voile et l’Islam, révélateur de l’incapacité de ce pays à régler ses différends. Il faut ignorer autant que faire se peut et réfuter s’il le faut ces allégations pour revenir à ce qui fait l’essentiel de notre société, une société multiculturelle, riche de ses diversités. Un dernier

34 mot, le président de la République a renoncé à introduire dans le corpus législatif français une nouvelle loi sur les voilés .C’est une excellente chose !

Hassan Rachik Anthropologue, L’idée du vivre ensemble, lien social et lien politique

Réflexions préliminaires

« Le vivre ensemble » est une expression complexe en ce sens qu’elle implique des idées et des situations sociales et politiques diverses : le voisinage dans un quartier multiculturel, la cohabitation entre nationaux appartenant à des religions différentes, la compréhension de la diversité, le respect de la différence, la lutte contre les discriminations, l’indifférence, le harcèlement sexuel, les incivilités, etc.,1

Pour plus de clarté, nous distinguons deux dimensions dans l’analyse de la notion du vivre ensemble. La dimension sociologique qui réfère à un ordre social fait de normes et de codes permettant aux individus et aux groupes de mener à bien leurs interactions et relations sociales : le bon voisinage, le tact, la solidarité, le respect de la différence. La seconde dimension réfère à un ordre politique et idéologique qui régule la compétition et les conflits politiques entre les acteurs politiques.

35 Au niveau sociologique, la société peut se maintenir en dépit du malaise vécu par les gens, en dépit de l’anonymat dominant les relations sociales, des discriminations et autres faits rendant la cohabitation pénible et désagréable.

Par exemple, des voisins continuent à habiter leur quartier qu’ils trouvent sale et invivable à cause des tensions qui les déchirent. Dans ce type de situation, la cohabitation, au sens spatial, continue mais les voisins ne vivent pas ensemble.

Par contre, lorsque les règles du jeu politique sont remises en cause, ce n’est pas seulement de la difficulté du vivre ensemble dont il faut parler mais de son impossibilité tout court. Les exemples ne manquent pas, malheureusement.

Dans le passé, l’Irlande, le Liban, la Serbie, le Rouanda, et actuellement la

Syrie, la Libye, la République Centre Afrique, etc. Tenant compte de ces dimensions sociologiques et politiques, nous allons brièvement examiner, dans une perspective dynamique, les conditions sociales et politiques du vivre ensemble.

Le vivre ensemble et le lien social

Il est fréquent dans les discours en rapport avec le vivre ensemble qu’on valorise les liens sociaux traditionnels associés à la solidarité, à l‘entraide, au respect de la parole, à la cohabitation harmonieuse entre les juifs et les musulmans, etc. Je laisse de côté, à présent, la question de la nécessité d’un

36 rapport amnésique à l’histoire pour la construction d’un vivre ensemble meilleur. Et je propose de décrire, afin d’illustrer la dynamique des valeurs traditionnelles de la solidarité, le devenir d’une institution devenue le symbole de la solidarité au Maroc, à savoir la touiza (ou tiwizi).

C’est une institution qui est souvent associée à la notion de l’entraide collective et concerne notamment les travaux agricoles qui nécessitent une main d’œuvre nombreuse. Lors des moissons, par exemple, les foyers d’un village mettent leurs efforts en commun pour moissonner collectivement et successivement l’ensemble des champs des foyers concernés. Dans plusieurs régions rurales, la touiza n’est plus qu’un souvenir du passé. Ceci a été favorisé par des changements socio-économiques exogènes. Au travail bénévole et à l’échange de services se sont substituées progressivement de nouvelles formes de rémunération du travail. A cela, il faut ajouter le fait que l’entraide collective impliquait des relations solidaires entre les chefs de foyer mais inégalitaires entre ces derniers et leurs fils qui exécutent le travail collectif.

Depuis quelques décennies, la majorité des fils refuse de travailler gratuitement alors qu’ils ont l’occasion de vendre leur force de travail, souvent loin du village. Les jeunes reprochent aux parents de festoyer entre eux pendant qu’eux travaillent pour la collectivité. La situation est présentée comme tragique par les pères qui trouvent insolite d’embaucher de la main

37 d’œuvre alors que leurs fils travaillent pour leur compte. En 1969, Paul Pascon et Mekki Bentahar mentionnent dans leur ouvrage Etudes sociologiques sur le

Maroc « Ce que disent 296 jeunes ruraux » ce changement chez les jeunes ruraux qui s’emploient chez des tiers en fuyant non seulement les corvées collectives mais aussi l’exploitation familiale : « Il n’est pas rare de voir des moissonneurs adolescents faisant des travaux à quelques kilomètres de l’exploitation familiale alors que leur père a dû engager des moissonneurs salariés ».

La disparition de la touiza ne signifie pas pour autant l’étiolement de la solidarité collective en tant que valeur, mais l’inadéquation d’une forme traditionnelle de solidarité aux conditions nouvelles du travail. Le nouveau contexte économique fait du travail bénévole une activité indésirable, notamment pour les jeunes. Le maintien des valeurs de solidarité ne réside pas dans une soumission irréfléchie au passé. Les valeurs dépendent davantage du contexte social et des intérêts divergents des intéressés. C’est ce contexte, et particulièrement les opportunités qu’il présente, qui permettent aux jeunes de percevoir comme une corvée ce qui est traditionnellement présenté comme une valeur. Cependant, répétons-le, les jeunes ruraux ne critiquent par la solidarité en tant que telle mais l’une des ses formes traditionnelles qui ne leur convient plus. Dans les villages étudiés, les mêmes jeunes souhaitant leur

38 autonomie, ont initié et financé des actions collectives pour la réfection et l’entretien de biens collectifs2.

Cet exemple illustre la rupture d’un lien solidaire et montre que les valeurs ne sont pas seulement des préférences collectives abstraites qu’on pourrait artificiellement maintenir en prêchant l’abandon de l’égoïsme et le retour aux bonnes conduites. Le maintien des valeurs et leur adaptation dépendent des conditions sociales qui orientent la volonté et les actions des intéressés.

D’autres exemples montrent le décalage et les tensions entre le lien solidaire traditionnel et les nouvelles conditions sociales. Plusieurs enquêtes sociologiques confirment la valorisation du lien familial. Selon l’Enquête nationale sur les valeurs (2004)3, la majorité (65 %) estime que les enfants constituent une sécurité pour l’avenir. Elle révèle aussi que la quasi totalité

(97%) estime qu’il est du devoir des enfants de prendre en charge leurs vieux parents et que 2% seulement pensent que ce devoir incombe à l’Etat et aux auspices de bienfaisance. En milieu rural comme en milieu urbain, les institutions qui peuvent concurrencer la famille sont peu développées. La famille reste le refuge idéal pour les personnes âgées. La valorisation des

2 Rachik, Hassan, « Dynamiques des valeurs communautaires traditionnelles », Haut Commissariat au Plan, Prospective Maroc 2030, Forum II, La société Marocaine : Permanences, Changements et Enjeux pour l’Avenir, 2006, 202-211. 3 Rachik, Hassan, Rapporteur, Enquête Nationale sur les Valeurs, Enquête Nationale sur les Valeurs, Cinquantenaire de l’Indépendance du Royaume du Maroc, 2005, p. 18-22.

39 enfants en tant que garants futurs contre les aléas de la vieillesse est une idée qui prévaut dans un type de société où les relations interpersonnelles l’emportent sur les relations institutionnelles. Dans ce type de société, les aspects aussi bien financiers qu’affectifs doivent être pris en charge par la famille.

Par ailleurs, la même enquête révèle que 57% des répondants préfèrent avoir un logement autonome et optent par la même occasion pour la famille nucléaire alors que 39% souhaitent continuer à vivre avec leurs parents et manifestent donc une préférence pour la famille étendue. Cependant, le maintien des relations avec les parents n’est pas pour autant altéré. La quasi totalité (99%) souhaite perpétuer ces relations. Ceci montre que c’est davantage une forme de relation sociale (vivre avec ses parents) qui est moins désirable plutôt que la relation aux parents en elle-même. Comme la majorité opte pour l’autonomie du couple, la prise en charge des parents prendra de nouvelles formes dans lesquelles l’Etat et la société civile seront appelés à offrir de nouveaux services aux enfants qui, en dépit de leur volonté d’être solidaire, ne veulent pas (recherche de l’intimité) ou ne peuvent pas (éloignement) vivre avec leurs parents âgés.

Nous constatons là aussi que le choix des valeurs aurait été plus facile s’il dépendait seulement de la volonté des gens. Comme pour la touiza, il faut se

40 poser la question de savoir si les valeurs de solidarité associées à des structures familiales anciennes de plus en plus fragilisées sont compatibles avec de nouvelles structures familiales fondées sur l’autonomie du couple.

Dans une société en plein changement comme le Maroc, la dimension sociologique du vivre ensemble, ne peut être réduite à une série de leçons données par tel intellectuel, tel homme politique ou tel acteur associatif sur la manière dont les gens doivent se conduire. Si leçons il y a, elles doivent prendre en compte deux processus : le décalage entre les manifestations anciennes et nouvelles du lien social, puis l’invention de nouveaux liens solidaires adaptés aux nouvelles conditions sociales.

Le vivre ensemble et le lien politique

Par rapport à la dimension politique du vivre ensemble, nous pouvons distinguer trois types de structures : les structures consensuelles, les structures conflictuelles fondées sur un accord sur les règles et les valeurs centrales de cohésion, et enfin les structures conflictuelles minées par un désaccord sur les règles et les valeurs nécessaires au vivre ensemble.

Les structures consensuelles caractérisent davantage les sociétés traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’elles vivent dans une harmonie sociale ignorant tout conflit social. Historiens et anthropologues ont décrit des conflits qui peuvent même être violents (guerre intertribales, vendettas...). Cependant,

41 il faut distinguer entre deux types de conflit. Ceux où les acteurs s’opposent au sujet d’enjeux matériels et de pouvoir et durant lesquels ils sont d’accord sur certaines règles notamment celles en rapport avec les mécanismes de résolution du conflit. Pour les conflits intertribaux par exemple, les protagonistes peuvent accepter l’arbitrage du sultan, d’un saint, d’une assemblée tribale. Ce type de conflit, dit conflit dans les règles s’oppose au conflit sur les règles. Dans le premier cas, le désaccord est relatif et les groupes en conflit basculent entre le conflit et l’union. Dans le second cas, le désaccord est absolu et affecte la cohésion même du groupe. Dans une société traditionnelle, les parties adverses pouvaient entrer en lutte à mort tout en partageant les mêmes valeurs et la même vision du monde. Un clan féodal peut entrer en conflit avec un autre sans remettre en question les fondements axiologiques de son adversaire. Ce n’est pas le cas de la classe bourgeoise qui a créé un nouveau système de valeurs et un nouveau style de pensées qui remettent en cause les valeurs de la classe féodale.

Au Maroc, ce type de conflit sur les règles concernait notamment les idées religieuses. Deux protagonistes qui professent deux religions différentes ou deux versions contradictoires d’une même religion ne pouvaient pas vivre ensemble. Par exemple, les Almohades porteurs d’une da’wa , d’un projet religieux et politique concurrentiel ne pouvaient cohabiter avec les

42 Almoravides. Dans les sociétés traditionnelles, le groupe vaincu lors d’un conflit sur les règles est astreint à trois issues : rester au pays sous peine de devenir minoritaire, l’exil ou l’extermination. Nous trouvons des situations similaires dans les régimes autoritaires où le vivre ensemble dépend aussi d’un consensus total.

« Le traditionalisme était souverain en un monde qui, bien que fertile en

événements, n'admettait qu'une seule manière stable de les interpréter »4. Les sociétés modernes sont également basées sur un consensus sans lequel le vivre ensemble ne serait pas possible, mais il ne s’agit pas d’un consensus total qui rejette toute diversité idéologique. La modernité est associée à la pluralisation de la société aussi bien sur le plan culturel que politique. Le conflit social même portant sur les valeurs et les idées n’est pas automatiquement vu comme étant morbide et dangereux pour le vivre ensemble. Au contraire, certains conflits sont même considérés comme salutaires, car ils permettent d’adapter les normes et les valeurs aux changements sociaux. Les conflits qui menacent le vivre ensemble sont ceux qui portent sur les valeurs politiques centrales de cohésion en rapport, par exemple, avec la légitimité du pouvoir politique et l’unité nationale.

4 Mannheim, Karl, Idéologie et utopie, traduit de l’anglais par Pauline Rollet, Paris Rivière, 1956.

43 Le passage de communautés traditionnelles assez homogènes sur le plan politique, religieux et linguistique à une société moderne, définie plutôt par le pluralisme politique et l’hétérogénéité culturelle, implique de nouvelles dispositions et de nouvelles valeurs, notamment le dépassement d’une conception totale ou totalitaire du consensus. Au Maroc, ce passage fut retardé car la période coloniale créa une situation où un nouveau type de consensus était nécessaire pour accéder à l’indépendance. Les historiens ont décrit des tensions entre le Roi Mohammed V et le mouvement national et entre des partis nationalistes, mais il s’agissait de tensions secondaires comparées au conflit qui opposait la monarchie et le mouvement national au pouvoir colonial.

C’est juste après l’indépendance du pays (1956), que la scène politique est devenue manifestement conflictuelle. La majorité des conflits était d’abord des conflits dans les règles. Lors de certaines rébellions tribales, les mobilisateurs dénonçaient leur marginalisation et demandaient une meilleure insertion dans le tissu national. Les conflits entre les deux partis issus du mouvement national (l’Istiqlal et le Parti de la Choura et de l’Indépendance)

étaient sanglants. D’autres conflits, qui portaient sur les règles du jeu, ont opposé des partis politiques à la monarchie. Mais mise à part les rébellions tribales qui mobilisaient des gens ordinaires, la majorité des conflits politiques

44 qu’a connus le Maroc durant les années 1960 et 1970 ne concernait que la classe politique.

La portée sociale d’un conflit politique est cruciale pour l’analyse du vivre ensemble. Ce sont les conflits politiques qui mobilisent les gens, les masses, qui risquent de menacer à la fois l’ordre social et l’ordre politique. Les émeutes peuvent être l’effet d’une conjugaison d’un conflit politique et d’une mobilisation massive. Mais, dans ces cas, il s’agit de phénomènes informels et

éphémères5.

C’est à partir des années 1980, que des organisations islamistes manifestent la volonté de changer à la fois l’ordre politique et l’ordre social. Elles visaient la réislamisation de l’Etat et de la société à travers une application autoritaire et totalitaire de leur version de l’islam6. Contrairement aux idéologies séculières

(nationalisme, socialisme...), les idéologies islamistes partent d’une référence à l’islam susceptible de mobiliser des gens ordinaires. C’est cette combinaison entre une critique politique et une critique religieuse qui favorise la confusion ou l’articulation entre un ordre politique et un ordre social. Concernant le vivre ensemble, le clivage qui ne concernait que la classe politique risquait de s’étendre à une échelle sociale de plus en plus large.

5 Rachik, Abderrahmane, Ville et pouvoirs au Maroc, Casablanca, Afrique-Orient, 1995. 6 Tozy, Mohamed, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris : Presses de Sciences Po, cop. 1999

45 Ceci est illustré par le conflit au sujet du Plan national d’intégration de la femme au développement proposé, en 1999, par le gouvernement de

Abderrahmane Youssoufi, Le Plan comportait plus de 200 mesures destinées à assurer l’habilitation de la femme et le renforcement de ses capacités. Mais le conflit ne porta que sur une huitaine de mesures touchant la réforme du Code du Statut Personnel tels que l’élévation de l’âge du mariage à 18 ans, la substitution du divorce judiciaire à la répudiation, la restriction de la polygamie et le partage des biens conjugaux après le divorce.

Le conflit était largement médiatisé. Il divisa le gouvernement, les organisations politiques et la société. C’est, à ma connaissance, le conflit le plus clivant dans l’histoire récente du pays. Il opposa notamment les islamistes (dits par leurs adversaires obscurantistes) aux modernistes (dits par leurs adversaires irréligieux, éradicateurs). Lors du débat et notamment lors des marches de

Casablanca et de Rabat du 12 mars 2000, plusieurs marocains et marocaines

étaient amenés à soutenir l’une ou l’autre partie en conflit7.

Le 5 mars 2000, le Roi Mohamed VI, en tant que Commandant des croyants, annonça la création d’une commission royale chargée de préparer la réforme

7 Buskens, Léon, « «Recent Debates on Family Law in : Islamic Law as Politics in an Emerging Public Sphere», in Islamic Law and Society, 10 (1), 2003, pp. 70–131. Mouaqit, Mohamed (dir.), La réforme du droit de la famille. Cinquante années de débats Recueil de documents. Casablanca: Prologues, Revue maghrébine du livre; Hors série no. 2, 2002.

46 du Code du Statut Personnel. Le travail de cette commission prit plusieurs mois. Peu après les attaques terroristes de Casablanca (16 mai), le Roi présenta, le 10 octobre 2003, devant le parlement, le nouveau Code de la famille. En janvier 2004, il fut adopté à l’unanimité par le parlement.

Le minimum axiologique pour le vivre ensemble.

En partant de ce qui précède, mais aussi d’autres études sur des questions similaires, je propose de conclure sur les conditions primordiales pour le vivre ensemble.

Tenant compte des conflits qui déchirent des pays arabes et africains, nous pouvons dire que c’est la contestation au nom de la religion qui menace le plus le vivre ensemble. Au Maroc, en dépit des divergences idéologiques sur le statut de la religion dans le système politique et juridique, tous les acteurs de la scène politique et de l’espace public y compris l’Association Justice et

Bienfaisance (non autorisé mais tolérée) condamnent la violence. Ceci est un exemple des accords et des valeurs centrales de cohésion qui permettent et consolident le vivre ensemble dans une société plurielle. Je pense que la condamnation de la violence et la mise en place de mécanismes pacifiques de résolution des conflits idéologiques constituent ce que j’appellerai le minimum axiologique pour le vivre ensemble.

47 Le consensus total et totalitaire peut imposer un vivre ensemble sans le promouvoir. Les régimes autoritaires voilent les fractures, les schismes, et de façon générale le caractère pluriel d’une société. Mais une fois ce régime

ébranlé, les divisions étouffées, ethniques, tribales, religieuses éclatent en plein jour, et aboutissent à des conflits insolubles ou presque. Un consensus total ne peut être qu’un consensus mou. Aussi faut-il le limiter à des principes primordiaux nécessaires au vivre ensemble et permettant aux différentes sensibilités idéologiques de s’exprimer. La liste de ce qui réunit les gens ne doit

être ni longue, ni complexe ; un nombre limité de valeurs centrales de cohésion suffisent.

Regards croisés et débat

Commentaires saillants :

 Le fait religieux, la laïcité

 Les disparités économiques et sociles

 Tolérance jusqu’où ?

 Valeurs éthiques

 Le débat identitaire

 Le sport et son rôle

48  L’éducation et son rôle

 Le communautarisme

 La coopération culturelle à venir

 Sport et jeunesse

Philippe Hugon chercheur à l’IRIS :

Le débat sur le vivre ensemble où le religieux est au cœur de la question sociale et politique, pose le problème du traitement du religieux. C’est un des points qui se pose dans le débat de l‘Islam en France. Il y a aussi la question de la crise

économique : quand il y a une incertitude du futur, on réinterprète de manière imaginaire un passé qui apportait plus. Dans les crispations que l’on a aujourd’hui, il y a des inquiétudes par rapport au futur. Dans des sociétés de plus en plus déchristianisées, l’enjeu majeur devient l’enjeu religieux de l’islam. C’est un peu, la même question dans une société où le mariage n’est plus une institution ou une référence. C’est à ce moment là, quand se pose la question sur le mariage que la

France se déchire.

Cecile Jolly : Economiste, Centre d’Analyse stratégiques , Stratégie à la prospective .

Le « vivre ensemble » est un ciment fédérateur qui est politique. On constate en

France que l’on a une grande fragmentation des individus liée à l’individualisme. Le

Maroc dans ses grandes villes y est également confronté. Nous avons à vivre dans des sociétés qui ne sont pas simplement plurielles, mais également individualistes. Le

49 ciment fédérateur devient donc plus compliqué, mais nous avons en France comme au Maroc, la chance de vivre dans des sociétés tolérantes. Il faut s’en réjouir. Il faut aussi se rappeler que la France est une terre d’immigration, c’est une réalité sociale très forte au vu du nombre des enfants d’immigrés. Les gens en France qui ont un grand parent étranger constituent en effet la moitié de la population.

Dans cette réalité sociale très longue, on a un mode d’intégration à la française qui est donc particulier, qui reconnaît les différences, qui a des vertus, mais qui intègre très mal, il faut le reconnaître, socialement. La focalisation sur la religion de l’islam est un peu, à mon avis, l’arbre qui cache la forêt, car les inégalités sociales sont importantes et mal vécues par les immigrés et surtout par les enfants d’immigrés mais pas seulement. Car il faut se rappeler qu’en France, on a deux ciments fédérateurs, la passion pour l’égalité et la passion pour la laïcité, même si celle-ci est devenue, il faut le regretter, une laïcité militante. .

Abdeslam Wajih , président de l’Association des « Enfants et demain »

Des rencontres comme celle-ci nous enrichissent mutuellement et sont porteuses de fruits pour un « meilleur vivre ensemble ». Que signifie l’expression « vivre ensemble ? » C’est faire preuve de tolérance vis-à-vis de l’autre, l’étranger, l’émigré, celui qui est différent de nous. Chacun de nous doit contribuer à bâtir cette société d’humanisme et de fraternité dont nous rêvons. Il faut aller l’un vers l’autre, se connaître pour diminuer les appréhensions, les préjugés et les peurs que nous avons vis-à-vis de celui qui est différent de nous .Au Maroc, toutes les religions sont

50 respectées sans exception, ce n’est pas le cas de l‘Islam en France qui est pourtant la deuxième religion en France, mais cette religion est perçue comme n’étant pas comme les autres religions, comme une religion qui dérange, qui gêne. Pour quelles raisons ? il faut nous efforcer à répondre à cette question .

Azzeddine Jabr , élu, gestionnaire d’un centre de santé

J’ai passé quelques 25 années dans la bourgade de Chanteloup les vignes où se trouve la crèche de Babby Loup qui a fait tant de bruit !Les problèmes que vivent les citoyens de cette commune ne sont pas d’ordre anthropologique , mais d’ordre

économique .Avant de vivre ensemble , il s’agit d’abord de vivre , de survivre dans une communauté où il existent plus de 185 ethnies différentes et où l’Islam fait peur et pose problème dans une société de plus en plus laïque. Il reste qu’il ne faut pas oublier que la France est fille aînée de l’Eglise et qu’elle fut longtemps porte drapeau de la chrétienneté et qu’aujourd’hui elle doit cohabiter avec les imams des mosquées, avec le hallal …Au Canada, on s’est posé la question s’il fallait autoriser les

étudiants à porter le kirpan qui est une arme symbolique s'apparentant à un poignard, portée par les Sikhs orthodoxes pour rappeler le besoin de lutter contre l'oppression et l'injustice. L’arrêt rendu le 2 mars 2006 dans l'affaire Multani, la Cour suprême a conclu, en se fondant sur la liberté religieuse garantie par la Constitution, qu'en milieu scolaire, le port du kirpān par un élève ne pouvait faire l'objet d'une interdiction totale, dans la mesure où il était porté dans des conditions sécuritaires,

51 c'est-à-dire enveloppé dans un étui cousu, l'étui étant lui-même porté sous les vêtements de façon à n'être pas accessible aux tiers. C’est un exemple à méditer..

Badia Hadj Nasser est une psychanalyste écrivain :

Je poserai une première question :comment se fait il que dans un pays , la France ,où il n’y a pas si longtemps les femmes ne sortaient pas dévoilées, le débat sur cette question du voile soit l si âpre ?

Je rappellerai une singularité marocaine : en 1912, Henri Matisse est à Tanger à l’Hôtel de France. Quand il ouvre sa fenêtre, il voit l’Eglise anglicane qui est toujours là et où les inscriptions comme celles de « Notre Père » sont libellées en arabe pour montrer leur attachement à la terre marocaine .Y a-t-il meilleur symbole du vivre ensemble ?

Ahmed Maanouni : cinéaste

Ce qui m’inquiète dans la société française, c’est une montée de frilosité et une indifférence inquiétante. Je le constate dans mon domaine à travers l’indifférence des spectateurs français face aux productions artistiques étrangères. Il y a quelques années, un film marocain pouvait drainer quelques 50 000 spectateurs. On est loin du compte aujourd’hui pour les films qui font face à un véritable plafond de verre. On remarque de plus en plus cette étanchéité culturelle qui lamine l’échange culturel qui autrefois nous enrichissait. Cette frilosité et cette indifférence, c’est une forme de mise à mort de cet échange, de ce partage. ..

52 Aouatif Abida , chercheur en droit international privé , Barreau de Paris

J’ai travaillé sur un domaine parallèle, qui est celui de l‘anthropologie du droit. Je souhaiterais revenir sur la réforme de la Moudawana, réforme du Code de la famille et plus précisément sur la manière dont elle a été perçue au Maroc où il y avait des pour et des contre et en Europe. Allant à la rencontre de magistrats européens, ceux- ci m’ont dit que « c’était un bon début », les magistrats marocains m’ont dit quant à eux que « c’est la fin ».

J’étais moi-même, franco- marocaine, née en France, confrontée à un choix, « était ce un début ou la fin ? ». En fait, il fallait une issue que j’applique à la manière du mieux vivre ensemble. Il faut mieux vivre avec soi même et trouver la solution dans le trait d’union, dans tout ce qui permet de réunir. Cette réforme du Code de la famille a permis sur des fondements de tradition, l’interprétation de textes religieux. On a pu ainsi montrer que ces textes pouvaient s’adapter et permettre aux Marocains résidents à l’étranger de vivre à la fois ici en France et ailleurs de manière harmonieuse. Mieux vivre avec les autres, mieux vivre ensemble, c’est mieux vivre avec soi même.

Sophia El Horri : Association Maroc Entrepreneur

Je représente l’association Maroc Entrepreneurs qui est un incubateur d’entreprise.

La définition telle qu’avancée par les nationalistes pour définir le peuple est présentée comme un clivage et c’est tout le débat des années 1905 avec le passage du nationalisme de gauche au nationalisme de droite. In fine, c’est une question de

53 fond qui se pose : comment définir le peuple sans tomber dans cette dialectique ? La solution ne se trouve t elle pas justement dans la définition de la citoyenneté dans le rassemblement plutôt que dans la division ?

Je constate qu’aujourd’hui en France quand on décrypte les discours politique de la gauche que ces derniers créent des clivages, des divisions. Comment désamorcer cela ? Le populisme de Boulanger a tenté de la faire dans la 3iéme République, mais s’est vite essoufflé. Peut-on espérer un même essoufflement dans la République actuelle ?

Najat El Mekkaoui de Freitas, professeur à dauphine et membre du CNDH

Rendre les individus libres et éclairés passe par l’éducation. L’éducation permet de s’informer sur les origines, les coutumes et les différents types de situation .Les

échanges dans le domaine de l’éducation entre la France et le Maroc pourraient être développées dans le cadre éducatif de l’école élémentaire au supérieur; on remarque cependant qu’il y a peu de coopération dans ce sens. Lorsque l’on essaye d’établir des formes de coopération au niveau supérieur, c’est très compliqué car il y a beaucoup de contraintes d’ordre politique. Je reste persuadée que l’éducation est l’une des voies qui permet ce vivre ensemble et que le partage est de plus en plus nécessaire dans une société globalisée.

Chakib Bouallou : Professeur à l’Ecole des Mines de Paris, Président du Conseil franco marocain des ingénieurs et scientifiques.

54 Je voudrais rappeler une chose que l’on a tendance à oublier : prendre la parole n’est pas prendre les affaires en main. Au Maroc, les personnes qui s’affranchissent du consensus, ouvrent une brèche et tentent de fonder d’autres alternatives pour assurer des valeurs à la collectivité, au vivre ensemble. L’actualité est riche d’exemples porteurs de cette liberté d’opinion. Mais il reste que la capacité des acteurs à verbaliser leurs désaccords est toujours en suspens. Le rapport à l’accumulation des biens et le rapport à l’autre sont deux raisons qui empêchent cette capacité de construire quelque chose. En France, ou même dans les sociétés libérales et démocratiques, il y a toujours la tentation de prendre les espaces communs à partir d’une injonction religieuse. Or le religieux nécessite une éthique qui rappelle que nous sommes tous différents et semblables à la fois. Le conflit des opinions n’a donc aucune incidence sur la construction du vivre ensemble.

La question que je pose c’est comment parvenir à faire des valeurs éthiques la base d’un vivre ensemble concerté et accepté par tous ? Comment faire en sorte que le malaise sociétal profond soit transformé en débat et concertation pour construire des valeurs communes ? Le passage de l’opinion de quelques uns aux valeurs qui fondent l’ensemble assurera cette quête de justice et de liberté…

Fatna Chouikh : Maire adjoint à la ville de Nanterre

Je suis binationale, ma famille vit en France depuis 1900 et devant ce débat sur le vivre ensemble, je suis à la fois optimiste et pessimiste. Pour moi, le fait religieux est l’arbre qui cache la forêt. L’intégration d’aujourd’hui a pour but d’absorber une

55 population avec de nouveaux codes. Nous avons de nouvelles lois spécifiques qui visent à rendre une population trop visible, invisible. C’est mon sentiment. Ce qui me rend d’un autre coté optimiste, c’est que l’on trouve à différents niveaux, des gens très qualifiés qui montrent que la dynamique d’insertion a été rapide. Au Maroc, on observe une évolution des rôles dévolus à chacun. On remarque une inaptitude des hommes à voir les fonctions et les rôles de chacun, ce qui crée une certaine frustration dans le débat identitaire actuel.

Amrani Houcine, responsable d’une association qui s’occupe des personnes âgées.

Je voudrais vous faire part d’une expérience que j’ai vécue récemment. Nous avons initié un voyage au Maroc avec un groupe de personnes, des marocains et des français qui ont vécu dans un même territoire, qui ne se connaissent et qui partageaient même des clichés négatifs les uns des autres; en arrivant au Maroc, le partage a été un moment très fort. La communication entre les différents groupes a

été intense dans un respect total. L’espace de la parole a été bien rempli et l’expérience a été des plus concluante. Les marocains ont pu faire leurs prières en temps voulu, les français ont visité les sites touristiques de la région et l’esprit de convivialité a permis un rapprochement entre les deux communautés.

Kamel Bouhaloufa (relations internationales Mairie de Colombes)

Je partage le point de vue de ma collègue de Nanterre avec cependant un peu plus de pessimisme. Le « vivre ensemble » qui est une question d’actualité est en danger. Si l’on compare l’état de la société, d’il y a une quarantaine d’années, après la période

56 coloniale, le vivre ensemble s’associait à la mixité. Aujourd’hui avec la crise

économique, le taux de chômage atteint 40% dans nos quartiers ; nous devons faire face à une autre problématique, celle du logement. Avec les différentes lois qui se sont succédées, je pense précisément au droit au logement opposable, qui est une loi noble, nous devons faire face à des problèmes des plus difficiles ; Contexte

économique, problème de logement, mais aussi aspect de l’éducation. Sur le terrain, dans les quartiers, on fait face à un vide éducatif des plus inquiétant. A coté de cela, il y a pourtant des exemples de marocains, algériens, tunisiens et autres qui réussissent et qui méritent d’être mis à l’honneur comme les sportifs de haut niveau.

J’ai eu la chance d’être maire adjoint au sport à Colombes et j’en ai tiré quelques conclusions qui peuvent faire mal, comme le communautarisme qui envahit le foot par exemple. Du regard porté sur le terrain, je suis devenu pessimiste et d’autant plus inquiet pour les années à venir. il y a des problèmes de fond qu’il faudra changer si nous voulons donner toutes ses chances au « vivre ensemble ».

Gilles Catoire, Maire de Clichy.

Je suis Maire de Clichy où vit une très forte communauté marocaine, ma femme est tangéroise et je vais souvent au Maroc. J’ai fait récemment, au mois d’Août un voyage dans le Sud à Tinghirt, c’est dire les liens qui m’attachent à votre pays. On a parlé d’optimisme, de pessimisme …Les choses ne sont pas parfaites mais mon sentiment en regardant vivre la communauté marocaine qui représente la classe moyenne, et à travers tous les échanges c’est que les choses vont dans le bon sens.

57 Un point noir cependant, puisque l’on a évoqué la question du logement, ce sont les marchands de sommeil. Je suis allé à Rabat devant une commission du parlement expliquer ceux qui exploitent la misère des travailleurs. Il y a eu un article courageux qui mettait en avant le fait que les marchands de sommeil étaient de la même nationalité que les travailleurs. De notre côté, nous essayons d’apporter des solutions en supprimant, en démolissant les hôtels insalubres.

Gérard Maillet : Cabinet de Conseil présent des deux cotés de la Méditerranée

Je travaille dans les deux rives de la Méditerranée, en France, au Maroc et en Tunisie et sur cette question du « Vivre ensemble », je reste malgré tout optimiste. Nous sommes bien sur interpellés par le fait religieux mais « vivre ensemble » signifie aussi une pluralité des opinions. je voudrais cependant faire remarquer une chose : le traitement médiatique qui amplifie les craintes des français et ce, à travers des exemples pris sur le plan mondial suscite la peur ou la réserve. Les exemples de

Yougoslavie et d’Irlande par exemple qui ont abouti à des atrocités en Europe, font encore peur. Sans opposer les uns et les autres et en tenant compte de la complexité du sujet, il faut tenter de dépassionner les débats. Je voudrais aussi évoquer un point : le contexte économique et la financiarisation de l’économie avec les fortunes islamiques nous rappellent que les richesses ne sont pas partagées..

Naima Moghir : Présidente de l’Association Internationale »l’Ambassadrice »

Je suis doctorante en droit public, relations internationales et je fais des recherches sur les juifs du Maroc avec comme membre du jury Mr Albert Sasson. Je voudrais

58 évoquer devant vous mon parcours personnel qui retrace l’histoire d’un grand pays qui est le Maroc. J’ai fait mes études à l’école publique au Collège Asmaa à

Casablanca et j’ai souvenir que le Hijab était interdit et que le règlement était strict à ce sujet. Personne du reste, ne contestait le règlement et nous vivions dans une sorte de symbiose où personne ne contestait l’origine de tel ou tel élève. Ce fut le cas durant mes études à l’Université Mohammed V à Rabat et là encore j’ai souvenir d’une grande diversité des populations au quartier l’Océan, où la synagogue avait été rénové. Personne n’identifiait son voisin à sa religion …Ce n’est pas le cas en France où l’aspect religieux est devenu prépondérant .Le problème à mon avis est un problème à la fois d’ordre de communication, de culture et de politique. L’histoire de la France nous enseigne la grandeur de ce pays,mais la culture est quelque peu renfermée. La culture marocaine a connu à travers son histoire plusieurs civilisations qui ont laissé chacune des traces, ce qui explique « sa tolérance ». Le mariage des cultures, le message de l’Islam qui est une continuité des autres religions, la tolérance vis-à-vis des « gens du livre » qui font partie intégrante de la cité islamique explique cette tolérance. C’est à nous aujourd’hui de savoir comment améliorer notre communication pour faire passer le message ce message et éviter le communautarisme.

Bettina Laville, Conseiller d’Etat, présidente d’associations d’environnement

J’ai eu le plaisir comme certains des participants présents à cette rencontre, de beaucoup fréquenter le Maroc et j’ai conseillé le gouvernement pour sa stratégie de

59 développement durable. Je voudrais faire un rappel historique : la France est un pays qui a la réputation d’être un pays tolérant et qui a fondé son histoire pendant des siècles sur le combat entre l’Eglise et l’Etat. L’Eglise a été mythifiée mais elle existe avec beaucoup moins de croyants pratiquants catholiques et le combat a quelque peu cessé. L’hostilité à l’Islam vient sans doute de là, qu’il n’y a plus de combat entre l’Eglise et l’Etat. Il y a l’acceptation du fait religieux , mais ce fait est interrogé dans l’ensemble de l’Europe et en France où il y a une certaine intolérance. La deuxième remarque, c’est que l’année 1989 où l’affaire du voile a éclaté a été dramatique. On a immédiatement porté cette affaire au Conseil d’Etat. Cette pratique qui devait être une tolérance sociale est devenue l’affaire du XX siècle et continue au XXI siècle.

Cette affaire s’enkyste avec une multitude d’arrêts, d’avis du conseil constitutionnel, d’avis du Conseil d’Etat, peut être demain de l’Assemblée nationale.

La troisième observation que je voudrais faire concerne une alerte. Dans le métier que je fais, nous avons la chance de voir les projets de loi avant les autres. Il y a actuellement un projet de loi sur la coopération et le développement farci d’excellentes intentions au départ, avec cependant une lacune : la question culturelle est complètement éludée. Si j’ai un appel à lancer à la communauté d’intellectuels franco marocaine présente à cette rencontre, c’est de vous saisir de ce texte, de le regarder, de l’enrichir et de militer pour y introduire la dimension culturelle notamment celle de l’éducation dont on a parlé. Je suis bouleversée car pour la première fois de ma vie et dans mes nombreuses fonctions et responsabilités assumées, que je vois un texte français qui ne parle pas de culture.

60 Journaliste Président d’un club de football avec une section féminine

Parler du vivre ensemble, c’est bien, le vivre sur le terrain c’est encore mieux. Ce fut notre leitmotiv quand nous avons crée l’association des sportifs marocains et

étrangers avec des professionnels.Nous n’avons eu aucun retour de la part des consulats ou de l’ambassade.

Nous avons alors crée une association culturelle tout en militant pour la création d’un centre culturel qui permettrait aux uns et aux autres de se retrouver et de se connaître pour mieux vivre ensemble. Notre demande est restée sans réponse, nous avons alors crée un club de football toujours avec cette idée de créer un espace de rencontre où l’on pourrait véhiculer l’image d’un Maroc tolérant, ouvert. La section féminine de notre club évolue en division et les choses vont dans le bon sens au point où même la police assure qu’il n’y a pas besoin de sécurité lorsqu’il y a des matchs qui se déroulent toujours dans d’excellentes conditions. C’est cela le « vivre ensemble », en attendant la création d’un centre culturel et d’un stade..

Hicham Benyoussef, président Association Maroc entrepreneurs intervient en tant que citoyen

Lorsque l’on parle de diversité en France, on parle des différents groupes agrégés et juxtaposés ensemble mais sans véritable lien. Pour assurer le « vivre ensemble », deux choses importantes : le droit et l’éducation. Quand les citoyens sont égaux, il se crée un environnement de tolérance et de paix. Concernant l’éducation, on peut dire qu’une bonne éducation dans l’école de la république produit des citoyens

61 éclairés, clairvoyants. On peut craindre au vu des différents classements d’une baisse du niveau de l’éducation en France . Je me pose aussi la question de ce qu’il en est au

Maroc qui subit des transformations sociales avec l’afflux des migrants subsahariens et avec le décrochage de milliers et milliers d’élèves qui se retrouvent sans diplôme.

C’est une sonnette d’alarme qui est tirée.

Zohra Doux, Directrice administrative et financière du Conseil franco marocain des ingénieurs et scientifiques

En réfléchissant sur cette question de diversité, quoi de mieux me disais je que de prendre mon propre cas. Je suis en effet le prototype de la diversité. Je suis Alaouia, du Tafilalet par mes racines berbères et vu la couleur de ma peau, j’ai des racines africaines. J’ai vécu au Maroc pendant vingt ans, étudié dans des écoles françaises où l’on retrouvait des musulmans, des juifs, des catholiques..Je me suis marié avec un français qui n’est pas musulman et j’ai des enfants franco marocains. Cette richesse, cette diversité seront transmises par mes enfants dans une société qui continue à

évoluer. Elles témoignent et illustrent une tolérance de la société française malgré tous les débats et les critiques que l’on entend ici et là. C’est quoi in fine que le vivre ensemble dont nous débattons ? Pour moi, c’est être tolérant, respecter l’autre dans une société multiculturelle. Arrêtons de regarder les autres à travers leurs différences ethniques, religieuses et l’on se portera bien !

Brahim Abdillah, Dirigeant sportif

62 J’ai eu la chance de vivre une Olympiades et de vivre le niveau mondial professionnel.

Le vivre ensemble est extrêmement important dans le monde du sport car l’on vit en

équipe multiculturelle, on voyage ensemble..On me demande souvent comment j’ai fait pour m’adapter à telle ou telle culture ? J’ai eu la chance d’être élevé et de grandir dans des milieux multiculturels. En fin de carrière, nous avons crée une association sportive qui regroupe 3000 jeunes auquel on transmet les règles du vivre ensemble. Les parents doivent également transmettre ce savoir vivre car ils sont des acteurs importants de la socialisation de l’enfant. Je voulais rappeler ce qui me semble être une évidence, mais qui ne l’est pas toujours …

Mezouar , traducteur ,

Il y a 25 années, lorsque je suis arrivé en France, j’étais étonné de la méconnaissance qu’avaient les Français des autres des maghrébins en particulier, alors même qu’au

Maroc nous connaissions beaucoup de choses des français et de la France ! C’est un problème d’incommucabilité et il faudrait faire des efforts dans ce sens pour mieux connaître l’autre !

Khalid El Fara , conseiller municipal Mairie de Bezons dans le Val d’Oise , professeur d’histoire géographie

Je voudrais juste dire que le Maroc s’est ouvert à toutes les communautés ; arabes, berbères, africaines, chinoises .. La question du vivre ensemble ne se pose pas grâce

à cette ouverture aux cultures et aux civilisations. En France, à la veille des élections, cette question du vivre ensemble prend plus d’acuité et aujourd’hui, ce sont les

63 arabes, les musulmans qui font l’objet d’interrogations et de mises à l’index .Que peut on faire pour éviter cette stigmatisation ? Les intellectuels franco marocains sont mal représentés à l’Assemblée ou au Sénat. Il faut une prise de conscience dans ce sens, car c’est à ce niveau que l’on peut faire bouger les choses et se faire entendre. Il faut éviter la victimisation et se mettre au travail.

En guise de conclusion

Hassan Rachik :

Il faut toujours faire attention au contenu des identités, amazigh, musulmans, laïques..Cela me rappelle le travail sur les identités collectives où le contenu devient accessoire et la forme capitale avec des conceptions islamiques ou berbère ou arabe exclusive. Il faudra se battre pour que les identités soient cumulatives, qu’elles se nourrissent et s’enrichissent les unes des autres. D’autant que chacun peut porter alternativement plusieurs identités dans tel ou tel contexte ! Les identités seraient ainsi conçues de manière contextuelle et non pas exclusive. Les conceptions exclusives conduisent au rejet de l’autre. Concernant le fait religieux, nous savons qu’il y a des usages séculiers de l’Islam. Prenons l’exemple de la mosquée qui peut

être un espace multifonctionnel de formation, de prières, de médiation…

Ceci a existé un moment où il n’y avait ni un Parlement, ni un syndicat, ni de gouvernement ou de partis politiques …maintenant qu’il y a d’autres espaces publics où l’on peut se confronter, négocier, trouver des compromis , il faut laisser la mosquée dans une fonction religieuse .Les islamistes disent qu’ils sont non pas pour

64 la séparation entre le religieux et le politique mais pour la différenciation entre la politique et la religion .Il faut séparer les partis politiques des organisations et associations religieuses sur le plan organique, idéologique. Il y a des processus de sécularisation qui se font progressivement. Le fait que l’Etat, la société civile et les islamistes disent qu’il faut un espace de culte et de religion neutre est dans le bon sens et permet de faire un effort idéologique de salubrité publique.

Claude Askolovicht :

Le défaut que nous avons-nous autres Français c’est de croire que nous sommes exceptionnels et il m’arrive souvent de penser à cette phrase de Charles Peguy « C'est embêtant, se dit Dieu, quand il n'y aura plus ces Français, il y a des choses que je fais, il n'y aura plus personne pour les comprendre. » Nous pensons toujours avoir atteint la perfection dans des modèles intangibles qui portent un message au monde. Cela est valable pour l’Ecole dite de la République ou pour d’autres exemples..Tant que nous en sortirons pas de ces évidences qui nous permettent de penser que nous pourrions nous abstraire du monde, nous ne pourrions résoudre les problèmes qui se posent dans notre société. Aujourd’hui en France, nous sommes prisonniers d’un discours qui porte aux nues un modèle qui qu’on le veuille ou non, ne fonctionne plus. L’un des drames de la France ce sont ces discours d’une République idéale qui n’apportent pas de solution. C’est ainsi que nous ne savons pas résoudre le rapport à la diversité parce que le canevas que nous avons ne touche pas la réalité. Nous sommes prisonniers d’une Doxa, d’une religion disparue et c’est très douloureux car

65 nous avons eu jadis un beau modèle. Comment déconstruire celui-ci comment adapter des modèles qui ne fonctionnent plus ? C’est la question nodale. Il nous faut faire une véritable révolution culturelle et si nous voulons régler cette question du vivre ensemble, cette révolution sera douloureuse. Un des sujets est d’admettre que l’Etat essaie pour permettre l’épanouissement de chacun « le bonheur de chaque individu » l’expression est de Saint Just . Il faut revenir sempiternellement à cette question de fond : L’individu peut il ou ne peut il pas s’épanouir dans la société telle qu’elle est fabriquée ?Il faut pour cela se débarrasser du discours politique globalisant, parce que celui-ci ne fonctionne pas. En d’autres termes, soyons pragmatiques. Cela nous demandera beaucoup d’efforts car le pragmatisme n’est pas dans notre culture et cela se vérifie quand on observe les conflits culturels qui ont jalonné l’histoire de la France.Il faut également se débarrasser des grandes idées pour garder quelques principes et mettre fin à cette dichotomie entre le discours global qui nous porte collectivement et la modeste réalité que nous vivons. Mon parcours d’ ashkénaze marocain est une preuve que cela est possible et que cela peut bien fonctionner .

Albert Sasson :

C’est là un exercice salutaire auquel vous nous conviez , à savoir sortir des modèles pour aborder le réel et ce, dans un environnement non pas de « tolérance » mais de respect de l’autre. A l’inné, il faut ajouter l’héritage de l’acquis qui nous permet d’avancer en donnant la place qu’il faut au culturel et en tenant compte du « vivre »

66 et « survivre » dont il a été question au cours de cette rencontre qui permet l’Etat par des politiques précises de réduire les disparités comme en témoigne la politique de l’INDH au Maroc.A travers les deux exemples des sociétés de France et du Maroc, nous avons pu aller d’un pays à l’autre faire des comparaisons. Nous devons avancer dans cette réflexion, mieux nous comprendre au-delà des diagnostics qui, à force d’être répétés, peuvent tuer le malade. Sur ce socle d’idées nous pourrons ainsi préparer une autre rencontre et continuer le dialogue.

67 2- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française »

« La Lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale »

Mercredi 02 avril 2014

En amont de la 44e édition du Forum économique mondial le 22 janvier à Davos, l'organisation internationale a publié le « Global Risks 2014 », qui désigne les principaux risques qui guettent le monde. Le creusement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres est cité comme un des principaux risques auxquels doivent faire les Etats aujourd’hui. Ceci souligne la montée sur le haut de l’agenda mondial de l’enjeu social dans la suite des mouvements sociaux spontanés qu’a connu le monde depuis la crise financière et mondiale (mouvement des indignés, Occupy Wall Street etc.) et après ce qui est aujourd’hui désigné comme le printemps arabe.

Plus globalement, la crise économique et l’ouverture des marchés dans le cadre de la mondialisation sont autant de facteurs qui ont amené les Etats à recentrer leurs efforts sur l’enjeu social et ont par ailleurs, favorisé l’émergence d’un autre secteur, autre que l’Etat et le secteur privé, qui essaye d’apporter une contribution à la résolution de problèmes sociaux et économiques. Il s’agit de l’économie dite sociale et solidaire qui se caractérise par une gouvernance plus démocratique, une gestion plus éthique et un partage égalitaire des salaires et/ou des profits.

68 Par ailleurs, la multiplication d’un ensemble pratiques locales pouvant mettre en avant des personnes et des groupes socialement exclus qui œuvrent pour satisfaire les besoins sociaux de base pour lesquels ils trouvent aucune solution adéquate dans le marché ni chez l’Etat-providence renvoie à un nouveau concept : celui de

‘l’innovation sociale’.

L'innovation sociale fait référence à toutes stratégies, concepts, idées et organisations qui répondent à des besoins sociaux de toute nature liés aux conditions de travail, d'apprentissage, de la santé, du développement de communautés et dans une certaine mesure qui viennent fortifier la société civile. Un exemple d'innovation sociale souvent cité est la création par Mohammed Yunus de la Grameen Bank, qui accorde des micro-crédits pour développer des projets.

Les Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) sont un bon exemple d'innovation sociale réussie en France. D’autres exemples sont, le mouvement Emmaüs, les Restos du Cœur, les Enfants de Don Quichotte, les banques alimentaires etc.

8,5 millions de français sont considérés comme pauvres. A cet effet, le gouvernement français a décidé d’élaborer un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale sur la base des conclusions de la conférence nationale qui s'est tenu les 10 et 11 décembre 2013 à Paris.

Au Maroc, bien que l’incidence de la pauvreté ait enregistré un recul considérable ces deux dernières décennies, une frange non négligeable de la population reste dans

69 une situation de grande précarité. Les dernières informations disponibles font état d’environ 4 millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Ce phénomène touche inégalement les différentes régions du pays. Le phénomène est nettement plus inquiétant en milieu rural où près de quinze personnes sur cent sont pauvres. Pour le milieu urbain, les chiffres officiels montrent que cinq personnes sur cent sont pauvres en termes monétaires.

Des dispositifs publics ont été mis en place suite à la création, en 2005, de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), et en vue de soutenir et de mieux structurer les efforts de lutte contre la pauvreté et permettre à des actions sociales innovantes de voir le jour. Depuis, l’avènement de l’Initiative nationale de développement humain, les organisations de l’économie sociale, les coopératives et les associations, ont été appelées à jouer un rôle de premier plan. C’est à elles que revenaient la mobilisation et l’organisation des populations potentiellement cibles, l’identification des projets, la contribution au financement, la concrétisation ou l’accompagnement des projets.

Entre les expériences marocaines et françaises, les défis sont-ils réellement les mêmes ? Quels enseignements retenir ? Comment créer des synergies et mutualiser les efforts ? Telles sont les questions sur-lesquelles devraient porter le débat.

70 « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur

les sociétés marocaine et française »

« La Lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale »

Les rencontres organisées par l’Ambassade du Maroc sur « le vivre ensemble » sont perçues par nombre de participants interrogés,comme des ateliers de construction

,où l’intelligence collective participe à l’élaboration de diagnostics et d’analyses pour devenir une force de proposition qui met « l’humain au centre de la réflexion »et « la personne au cœur des débats » .La deuxième édition, portant sur « la lutte contre la pauvreté et innovation sociale » n’aura pas dérogé à cette « philosophie » .Mr

Chakib Benmoussa , Ambassadeur du Maroc en France, introduit le débat en partant du constat « qu’avec la crise , la solidarité familiale et le lien social ne sont plus ce qu’ils étaient »ce qui entraîne une augmentation de la précarité et de la solitude. La capacité d’autonomie des citoyens, tout comme la cohésion sociale sont menacées d’autant qu’avec la crise financière « on atteint les limites de l’Etat providence tel qu’il est pratiqué jusqu’à présent ». Quelles pourraient être, dés lors, les réponses à ces questions vitales ? L’emploi serait selon Mr Benmoussa la manière la plus efficace de lutter contre la pauvreté et de favoriser l’insertion, mais là encore, une croissance atone n’arrange pas les choses. Il faut se tourner, dit il, vers les expériences inédites et les innovations sociales qui se sont développées un peu partout dans le monde et qui créent une inflexion par rapport au modèle dominant de production, de consommation et d’interaction entre les citoyens. Ces expériences

71 méritent d’être mieux connues et mieux diffusées à travers des rencontres et des séminaires. Elles sont porteuses d’espoir, génèrent une véritable dynamique sociale et peuvent, dans certains cas, impacter fortement les politiques publiques dans les domaines de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Et de citer pour le cas du

Maroc, l’expérience de l’INDH (Initiative nationale de développement humain )ui par ses dimensions décentralisées, contractualisées avec la société civile constitue une initiative clef dans la lutte contre la pauvreté .Mme Nadira Guermai , coordinatrice de l’INDH , présente à cette rencontre décryptera cette initiative ( voir le lien) présentée par Mr Bensahraoui de l’Organisation internationale de la Francophonie comme étant « une avancée remarquable » que les politiques publiques nationales sont appelées à accompagner .

72 Regards croisés

Les regards croisés sur les sociétés marocaine et française étaient portés par le sociologue Mohamed Tozy Professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix en

Provence , chercheur au laboratoire méditerranéen de sociologie , président de l’Association TARGA créée depuis 25ans qui œuvre pour le développement durable dans le monde rural et par Philippe Da Costa ex directeur national de la Croix-Rouge française,actuellement Président de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, membre élu du Conseil économique, social et environnemental français,Conseiller du président du groupe MACIF.Ces regards ont permis une convergence d’analyse ,à savoir l’explosion de la pauvreté partout dans le monde qui, selon le président du Colloque Albert Sasson, membre du CESE du Maroc, met en avant les disparités des revenus et crée un terreau fertile au repli social et à l’isolement ;la pauvreté dit il , résultat de la montée des égoïsmes et de la déliquescence des différentes formes de solidarité notamment familiale , agit comme un chancre et touche même les gens de la classe moyenne qui se croyaient à l’abri .Un phénomène qui ne peut laisser insensible la société civile ,d’autant ,comme le souligne Mr Da Costa ,que la vieillesse , le chômage massif bouleverse la donne politique et touche , les vieux , les familles et les jeunes qui font face à une montée de défis .L’intervenant développe alors de nouvelles approches de la solidarité , car une recherche de nouveaux modèles de coopération est nécessaire dans un ancrage territorial qui permet une plus grande proximité (voir le lien) .Pour sa part Mr Tozy rappelle que le tissu familial qui assure la solidarité est encore présent au Maroc, qui

73 cependant change rapidement .Si jusque là ,c’est l’Etat qui développe une capacité d’innovation pour contrôler les zones éloignées et enclavées , l’émergence de la crise et de la société civile forte de quelques 90 000 associations modifient la donne ;L’Etat va en effet utiliser les associations comme relais et comme intermédiaires .Le sociologue présente alors le projet d’Électrification Rurale

Décentralisée (ERD) dans la vallée d’Ouneine , dans le Haut Atlas L’objectif étant de contribuer à la fois à une amélioration progressive des conditions de vie des habitants en fournissant de l’ électricité à un ensemble de villages grâce à un micro-réseau décentralisé, alimenté par des sources d’énergies renouvelables et de contribuer à la production de connaissances largement applicables et partageables par les membres des villages . Une expérience qui, dit il ,aura duré une décennie et qui aura mis en branle les structures sociales des villages et mis sous tension les héritages traditionnels, tout en apprenant à la population à se mobiliser ensemble autour de cette « expérience électrique ».

74 Innovations sociales et modèles alternatifs

Les interventions ont permis d’explorer les possibles de la société de demain, de présenter les outils conviviaux et innovants de lutte contre la précarité et l’exclusion

.Les débats, témoignages des participants ont été de leur coté, propices à l’ouverture de nombreux chantiers pour faire émerger des pistes de réflexion, de coopération, de partenariat et d’échanges de bonnes pratiques notamment en termes de gouvernance .Pierre Massis ,délégué général de l’Office de coopération économique de la Méditerranée et de l ‘Orient , OCEMO qui accompagne et met en œuvre des actions destinées à permettre le développement économique et social dans l'écosystème méditerranéen évoque les attentes de la jeunesse au Maroc et le projet de l’Ecole de la seconde chance , un projet qui prend forme en partenariat avec l’OCP

.Najat Mekkaoui , professeur à Dauphine évoque la montée du chômage massif des jeunes diplômés et des seniors en présentant une analyse sur l’économie sociale et solidaire , ce nouveau modèle alternatif .Il reste que pour lancer un véritable mouvement alternatif et coopératif , se pose la question du financement .Mr Valentin

, Directeur au Crédit coopératif évoque l’idée de lancer un fonds de financement pour financer les initiatives car il existe des savoirs faire qui peuvent être dupliqués à grande échelle . Mme Khadija Gamraoui chargée de mission à la Préfecture de l’Ile de

France présente les différents chantiers réalisés avec les jeunes de banlieues avec le

Maghreb .Mr Ait Haddou du REMESS témoigne des initiatives de rapprochement des acteurs de la société civile avec les élus de la commune en mettant en exergue le rôle et le travail des femmes .Lamia Cherradi conseiller du Dr de l’OCP à paris évoque

75 l’expérience Skill OCP qui a permis de former en 2 ans 25 000 jeunes et les opportunités offertes par la sous traitance . Cécile Combes, responsable du Pole

Realis de la région Languedoc Roussillon rappelle le rôle qui peut être joué par les entreprises qui doivent s’ouvrir à l’apprentissage des jeunes et qui donne du sens à cette dynamique du vivre ensemble ..On entendra également le cri de cœur de Jean-

Louis Sanchez fondateur et délégué général de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée, politologue, très engagé sur le front du lien social et du vivre- ensemble qui avait lancé en 1999 un appel à la fraternité pour inviter, à une mobilisation générale des maires et de la société civile contre l’effacement des repères et le délitement du lien social Il faut dit il,sortir des schémas, consolider la solidarité sur des bases concrètes » Mme Rajji présidente d’une ONG qui travaille avec Emmaus présente précisément des projets concrets de jumelage de maisons de retraite , de caravanes médicales , d’ateliers inter générationnels, tandis que Mme

Kakon met en évidence l’importance de l’éducation dés la petite enfance et le rôle des mères.

Autant d’initiatives, de projets, de mises en réseaux qui font du Maroc comme le souligne Mr Da Costa « un leader de l’Economie sociale et solidaire de la rive sud de la Méditerranée. Si nous cherchons un partenaire conclut il , c’est le Maroc qui est notre partenaire le plus naturel » L’intervenant revient sur 4 mots clefs: gouvernance, esprit d’entreprise, dimension collective, partage de la richesse, des mots qui donnent tout leur sens à l’économie sociale et solidaire et ouvrent de multiples perspectives pour sortir de l’ornière de la pauvreté.

76 Chakib Benmoussa :

Merci d’être présent avec nous ce soir, à la Résidence, merci à nos invités venus du

Maroc et ceux venus de Province et de Paris pour un échange autour du thème

« vivre ensemble ». Nous avons déjà consacré une première rencontre au « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française ». Elle avait montré combien la dimension économique influençait le vivre ensemble dans de nombreux quartiers défavorisés; c’est la raison pour laquelle cette deuxième rencontre concerne la « lutte contre la pauvreté et innovation sociale ». Pour animer cette rencontre, nous avons fait appel à notre ami

Albert Sasson, membre du CESE, du CNDH et de l’Académie Hassan II des sciences et techniques du Maroc, qui sera le maître de séance et à MM Philippe Da Costa, et

Mohammed Tozy, que je remercie sincèrement et qui feront des exposés introductifs

à nos débats.

LE CONSTAT : Pauvreté, inégalité, injustice sociale au cœur du débat sur le pacte social

 Malgré une certaine résilience économique mondiale, la pauvreté continue de

sévir y compris dans des sociétés dites riches. Elle touche particulièrement des

populations vulnérables qui ont de plus en plus de mal à subvenir aux besoins

essentiels en termes de nourriture, de logement, de santé ou d’éducation.

Avec une solidarité familiale et un lien social qui ne sont plus ce qu’ils étaient,

77 on assiste à une augmentation de la précarité et de la solitude. La capacité

d’autonomie des citoyens, tout comme la cohésion sociale sont menacées.

 Le caractère profond de la crise et ses répercussions sociales a généré un fort

sentiment d’injustice sociale et a alimenté de nombreux mouvements sociaux

en Europe, des phénomènes de repli identitaire et de montée des

extrémismes comme il a alimenté ce que l’on a appelé le printemps arabe.

 Les niveaux de prélèvement actuel sont très élevés (les dépenses sociales

atteignent en France 33 % du PIB contre 25% en moyenne dans la zone euro ;

au Maroc, 55% du budget est consacré aux dépenses sociales et les dépenses

de compensation représentent près de 5% du PIB), ils auront du mal à aller au-

delà ; probablement, on atteint les limites de l’Etat providence tel qu’il est

pratiqué jusqu’à présent.

 Tous les acteurs ne sont pas à égalité devant ces phénomènes : le revenu n’est

pas le seul déterminant ; la formation, la santé, le réseau relationnel et le lien

social sont tout aussi importants.

Quelle réponse : politique sociale rénovée, innovation sociale ?

 L’emploi est bien sur la manière la plus efficace de lutter contre la pauvreté et

de favoriser l’insertion, mais là encore une croissance atone n’arrange pas les

choses.

 La société n’est pas restée les bras croisés face à ces phénomènes ; un peu

partout dans le monde, se sont multiplié des expériences inédites et des

78 innovations sociales qui créent une inflexion par rapport au modèle

dominant de production, de consommation et d’interaction entre les

citoyens.

 Ces expériences méritent d’être mieux connues et mieux diffusées. Elles

sont porteuses d’espoir, génèrent une véritable dynamique sociale et

peuvent, dans certains cas, impacter fortement les politiques publiques

dans les domaines de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion.

 En France le gouvernement a remis la solidarité au cœur des politiques

publiques par le biais de multiples programmes et plan d’urgence ; au

Maroc, l’expérience de l’INDH, par ses dimensions décentralisées,

contractualisées avec la société civile ou mettant en convergence les

acteurs du développement, mérite d’être citée. Nous avons justement le

plaisir d’accueillir Mme Nadira Guermai, coordinatrice de l’INDH qui

témoignera sur le sujet.

 La Fondation Mohamed V joue un rôle déterminant dans la lutte contre la

pauvreté en étroite collaboration avec l’INDH

 Partager ces expériences avec leurs succès et échecs est l’objet de cette

rencontre. Sans plus tarder, je passe le relais à Mr Albert Sasson qui entrera

dans le vif du sujet.

79 Contexte et fondements de l’INDH :

Par Nadira Guermai coordinatrice de l’INDH

L’INDH est un chantier de Règne où l’élément humain est placé au centre des politiques nationales, s’inscrivant dans un projet de société innovant pour un développement national durable.

L’INDH, est un volontarisme politique exprimé au plus haut niveau de l’Etat, en vue d’en finir avec des situations d’inégalités sociales inacceptables et d’atteindre à plus long terme un niveau de développement humain honorable pour le pays.

C’est un chantier profondément cohérent avec deux thématiques activement prônées par Sa Majesté le Roi Mohammed VI que Dieu l’Assiste: le nouveau concept de l’autorité et la politique de proximité. Il s’inscrit naturellement dans la continuité des grandes réformes engagées qui visent la consolidation de l’Etat de droit, l’élargissement des espaces de libertés, le renforcement des instances démocratiques, la consolidation et la promotion de la démocratie locale en garantissant l’équité dans l’accès aux services sociaux de base et l’égalité des chances dans les opportunités d’insertion économique dans le tissu économique;

L’INDH procède d'une vision d'ensemble autour de valeurs de la dignité de tous et de chacun, de l’esprit d'écoute et de confiance en l'avenir, de la participation des bénéficiaires et des acteurs de développement local, en synergie et en partenariat à travers des actions ciblées, efficaces, contractualisées, transparentes, évaluées et appelées à devenir une référence de bonne gouvernance;

80 Ainsi, et ses actions de soutien aux activités génératrices de revenus, d’amélioration des conditions d'accès aux services et infrastructures de base (éducation, santé, culte, route, eau et assainissement, protection de l’environnement, maisons de jeunes), de formation et de renforcement des capacités, et de soutien aux personnes en grande vulnérabilité, l’INDH a impulsé une véritable dynamique en faveur du développement par l’ancrage de la confiance des citoyens en l’avenir en ouvrant de nouvelles perspectives de développement humain dans ses dimensions économique, sociale et culturelle.

L’INDH est également un projet de société, qui amorce une véritable transformation sociale et un changement de paradigme pour l’approche du développement

économique et social dans notre pays en se fondant sur le principe de la participation des populations aux processus d’expression des besoins, en introduisant du renouveau dans le mode de management de la chose publique et en adoptant la logique d’amélioration continue, de réajustement et d’adaptation. Et ce, d’autant plus, qu’il s’adresse à l’Homme, dans toute sa complexité, à travers ses différentes dimensions, et qui est lui-même et par définition, en perpétuelle évolution et construction.

Outre le pilotage stratégique participatif incluant les différents départements ministériels, le citoyen est appelé au niveau territorial à prendre part de façon directe et durable à l’élaboration et à la prise de décision grâce à sa participation aux comités régionaux, provinciaux et locaux, espaces constituant des lieux sans précédent de délibération, de concertation et de décision publique.

81 Objectifs de l’INDH et ciblage :

Certes, l’objectif majeur et prioritaire de l’INDH est de lutter contre la pauvreté, l’exclusion et la précarité alors que fondamentalement et à plus long terme, son objectif est de contribuer à l’amélioration des indices de développement humain du pays et l’épanouissement de son bien-être.

Sa mise en œuvre procède d’une démarche déconcentrée basée sur le ciblage des zones géographiques et des catégories les plus démunies ainsi que sur les principes, de planification stratégique, de partenariat avec les acteurs locaux pour assurer une meilleure appropriation et viabilité des projets et des actions et leur convergence avec les programmes sectoriels.

Quant aux critères ayant présidé à cette opération de ciblage, ils se focalisent sur des données objectives qui ont trait notamment au taux de pauvreté, au nombre de la population bénéficiaire, aux taux de chômage et d’analphabétisme, à l’existence et à l’amplitude de l’habitat insalubre, au déficit en infrastructures et services publics de base et aux programmes de développement local en cours ou programmés.

C’est ainsi, que l’identification et la concrétisation des différents projets et actions font appelle à la participation des services extérieurs, des collectivités territoriales, de la société civile, le secteur privé et aux bailleurs de fonds tels que la Banque mondiale

82 et l’Union Européenne, en termes des études de faisabilité, de suivi évaluation, d’audit et de financement.

En effet, l’INDH se distingue des autres programmes par le fait qu’elle fait intervenir un ensemble d’acteurs et d’institutions qui n’appartiennent pas tous à la sphère du gouvernement et traduit une interdépendance entre les pouvoirs et les institutions associés à l’action collective.

La mise en œuvre de l’INDH s’est concrétisée à travers 5 programmes :

- Le programme de lutte contre la pauvreté en milieu rural qui concerne 702 communes rurales, dont 401 CR, ciblées en première phase 2005-2010 et 301 CR, nouvellement ciblées en deuxième phase 2010-2015. Le seuil limite du taux de pauvreté retenu pour le nouveau ciblage étant de l’ordre de 14%.

- Le programme de lutte contre l’exclusion sociale en milieu urbain qui concerne 532 quartiers au niveau des agglomérations, dont 265 anciens quartiers ciblés en première phase 2005-2010 et 267 nouveaux quartiers ciblés en deuxième phase INDH 2010-2015 et dont le nombre de populations soit il varie entre 20.000 et

100.000 habitants soit il dépasse les 100.000 habitants.

- Le programme précarité qui cible 10 catégories de population: les jeunes sans abri et les enfants des rues, les ex-détenus sans ressources, les enfants abandonnés, les malades mentaux sans-abri ; les femmes en situation de grande précarité sans ressources, les personnes handicapées, les mendiants et vagabonds, les personnes

83 âgées démunies, les personnes atteintes du VIH/SIDA et les personnes atteintes de toxicomanie.

- Le programme transversal vise les zones non ciblées dans les autres programmes et se focalise sur les activités génératrices de revenus pour permettre aux plus démunies de s’insérer dans le circuit économique et social du pays.

- Le Programme de Mise à niveau territoriale vise essentiellement la réduction des disparités en matière d’accès aux infrastructures de base, des équipements et des services de proximité (pistes rurales, santé, éducation, électrification, eau potable) des populations relevant de 3.300 douars dans 22 provinces marquées par un relief montagneux ou enclavé.

L’INDH a instauré un mode de gouvernance totalement décentralisé et déconcentré tout en adoptant une approche ascendante permettant à la population d’exprimer son opinion à travers les instances élues et associatives représentées dans les organes de gouvernance.

Gouvernance :

L’INDH est un projet sociétal qui vise la lutte contre la pauvreté, l’exclusion sociale et la précarité et met l’Homme au cœur de ses actions, elle a amorcé une véritable transformation sociale et un changement de paradigme pour l’approche du développement économique et social dans notre pays.

De par son originalité et son aspect novateur et inédit, l’INDH a insufflé une nouvelle philosophie, un nouveau style de management et, forcément, un nouvel état d’esprit.

84 A ce stade, le Discours Royal est la feuille de route dont avait résulté un socle de valeurs à savoir, la dignité humaine, la confiance des marocains en soi et en l’avenir de leur pays et la participation de la population concernée à travers le diagnostic participatif et la déclinaison des besoins exprimés en projets. De plus, la bonne gouvernance et la pérennité s’ajoutent à ces valeurs qui confortent une gouvernance intelligente, démocratique, adaptée à la philosophie de l’Initiative et qui donne la possibilité à tous les acteurs de développement de réfléchir, de s’exprimer et de décider de la chose publique en toute objectivité.

Le mode de gouvernance des projets est tripartite, il comprend le tissu associatif, les

élus et les services déconcentrés de l’Etat, ce qui fait de ces instances un réel espace d’échange des différents acteurs locaux.

A cet effet, le design organisationnel comporte un niveau territorial et un niveau central:

Pour le niveau central, il a été institué un Comité Stratégique présidé par le Chef du

Gouvernement et un Comité de Pilotage présidé par le Ministre de l’Intérieur.

Au niveau territorial, des organes à composition tripartite réunissant les élus, les associations et l’administration ont été mis en place. Ces organes, constitués de comités locaux, provinciaux et régionaux (CLDH, CPDH et CRDH).

En outre, des équipes d’appui ont été instituées autour de ces organes à savoir, les

Divisions de l’Action Sociale et les Equipes d’Animation des Communes et des

Quartiers.

85 Cette démarche territorialisée, a permet la mobilisation de plus 18.400 acteurs locaux appartenant aux organes de gouvernance de l’INDH et aux équipes d’appui.

L’approche genre est parfaitement respectée au niveau des organes de gouvernance locale et du processus de prise de décision, puisque la participation des femmes est passée de 7% au titre la Phase I de l’INDH à 21% en 2014.

Au sein de ce processus délibératif et participatif, le secteur associatif occupe

également une place importante en interaction avec les élus, les représentants de l’Administration, les syndicats professionnels, les partis politiques et les ONG.

Le rôle dévolu par l’INDH à la société civile, va au-delà des fonctions d’animation du développement territorial, d’innovation, d’expertise et de veille, la dynamique des acteurs impliquant la construction de véritables réseaux et l’exercice réel de partenariats tout au long du processus de développement humain.

Actuellement, plus de 10963 acteurs relevant de la société civile sont partenaires dans la mise en œuvre des programmes INDH et plus de 17 000 projets et actions sont portés par le tissu associatif avec un investissement global de 7.6 Milliards de

DH et une part de l’INDH de l’ordre de 4,5 Milliards de DH. Le financement drainé depuis 2005 à travers le partenariat avec le monde associatif, a atteint 1.8 Milliards de DH.

C’est ainsi, que les bénéficiaires de l’INDH, associés aux projets qui les intéressent, apprennent à se prendre en charge et à être responsable de la réussite de leurs

86 initiatives (bénéficiaires-acteurs) ; d’autre part, les institutions locales et la société civile sont forcées de rendre compte de leur gestion et d’être responsables devant les citoyens auxquels elles rendent compte (reddition des comptes).

La gouvernance adoptée par l’INDH est appréciée aussi par les nouveaux modes de gestion de la chose publique dont notamment les outils de suivi-évaluation et de réédition des comptes.

Ainsi, la Coordination a élaboré un ensemble d’outils et de méthodes dont principalement i) un Système d’Information innovant, ii) un cadre de résultats avec une batterie d’indicateurs de suivi, de performance et de résultats iii) une matrice de suivi des recommandations d’audit IGAT-IGF, des enquêtes et évaluations HCP et

ONDH, iv) des enquêtes de perception par la CN-INDH, v) des audits et évaluations des bailleurs de fonds (UE, BM,..), vi) le suivi régulier des projets par la CN-INDH, vii) une coordination permanente avec les DAS, les membres des EAC/Q et les membres des organes de gouvernance locaux; et enfin, vii) l’implication des différents intervenants dans ce SSE (Suivi et évaluation participatif).

L’INDH peut également s’enorgueillir d’être le seul grand chantier public audité annuellement par les Inspections Générales de l’Administration Territoriale et des

Finances. Les rapports de synthèse de ces audits annuels conjoints sont d’ailleurs publiés sur le site web de l’INDH.

87 Cadrage budgétaire :

Pour la période 2006-2010, le cadrage budgétaire de l’INDH porte sur un crédit global de 10 Milliards de dirhams avec une enveloppe indicative de 2,5 millions de dirhams pour chacun des 4 programmes de la première phase de l’INDH à savoir :

- Le programme de lutte contre la pauvreté en milieu rural ;

- Le programme de lutte contre l’exclusion sociale en milieu urbain ;

- Le programme de lutte contre la précarité ;

- Le programme transversal.

L’alimentation du Compte d’Affectation Spéciale crée à cet effet, est assurée à hauteur de 60% par le budget général de l’Etat, 20% par l’apport des collectivités

Locales et 20% par les contributions de la Coopération.

Le Premier Ministre/Chef de gouvernement est ordonnateur de ce compte et les gouverneurs sont désignés sous-ordonnateurs. La délégation de crédits se fait sur la base de la contractualisation et conformément au cadrage budgétaire. De même, des comptes d’affectation spéciale ont été créés au niveau des collectivités locales concernées.

Force est de souligner que le financement des projets INDH dont la sélection s’opère dans un cadre de participation et de concertation, se différencie d’un programme à un autre, mais avec un dénominateur commun la pérennité du projet et la pérennité de l’investissement pour les bénéficiaires :

Par ailleurs, il est à noter que pour la dépense INDH, des assouplissements de procédures ont été introduits en vue d’une grande célérité et efficacité, en particulier

88 en ce qui concerne la réduction des délais pour l'ensemble du cycle de la dépense et la revue à la hausse des plafonds de bon de commande et d'encaisse.

Le deuxième quinquennat de l’INDH dont les grandes lignes ont fait l’objet de la cérémonie de présentation présidée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI que Dieu l’assiste à Jerada le 4 juin 2011 est marqué par l’accroissement de l’enveloppe budgétaire qui est passée de 10 à 17 milliards de dirhams. Cet accroissement se justifie par les éléments suivants :

 l’augmentation du volume de crédits des programmes de lutte contre la

pauvreté en milieu rural et de lutte contre l’exclusion sociale en milieu urbain en

raison essentiellement de l’élargissement du ciblage territorial de l’INDH (de 430

CR et 264 QU cibles en 2006-2010 à 732 CR et 532 QU cibles en 2011-2015)

 l’augmentation du budget alloué au programme transversal afin de mieux

promouvoir les territoires non directement ciblés par les deux programmes

précités

 l’introduction d’un nouveau programme lors de la phase 2011-2015 intitulé

« Programme de mise à niveau territoriale ». Doté d’une enveloppe budgétaire de

5 milliards de dirhams, ce programme vise le désenclavement routier,

l’amélioration de l’accès à l’eau potable, de l’électrification rurale et des conditions

de santé et d’éducation de 3.300 douars situés dans 22 provinces montagneuses

ou enclavées.

89 Exportation INDH à l’international :

Par ailleurs, il est à noter que l’INDH, expérience Maroco-Marocaine, a pu, grâce à sa philosophie et son approche, susciter l’intérêt de plusieurs pays, notamment ceux d’Afrique.

Ainsi, un travail de concertation est engagé avec ces pays pour mettre en place des dispositifs similaires à ceux de l’INDH, mais qui respectent leur spécificité, leur culture et leur valeur civilisationnelle.

C’est dans ce cadre que s’inscrit la coopération entre le Maroc et le Gabon à travers l’INDH et la Stratégie d’Investissement Humain au Gabon qui peut être considérée comme un modèle à généraliser à d’autre pays d’Afrique qui cherchent à promouvoir l’élément humain et à atténuer les disparités sociales et territoriales.

L’INDH est mondialement reconnue en tant qu’expérience pertinente et réussie en matière de développement humain. Cette reconnaissance a été traduite par la mobilisation de 15 bailleurs de fonds internationaux qui ont porté un appui financier de 1,64 Milliards de DH.

90 Bilan INDH 2005-2013

Bilan quantitatif:

En chiffres, après 10 ans de mise en œuvre, l’INDH a permis la concrétisation de plus de 34.136 projets et 6.846 actions au profit de plus de 8.6 millions de bénéficiaires pour un investissement global de 25.2 milliards de Dirhams.

Aussi, plus de 6.486 Activités Génératrices de Revenus (AGR) ont été initiées à travers des appels à projets, garantissant ainsi la transparence et l’égalité des chances et qui portent sur les activités de l’agriculture, de l’artisanat, du commerce de proximité et petits métiers, pêche et commerce de poissons, tourisme….etc.

Bilan qualitatif :

1. Appui à la scolarisation :

Les projets et actions INDH initiés au niveau de ce secteur, ont largement contribué à la diminution du taux de la déperdition scolaire et à l’amélioration des conditions de scolarisation des enfants issus de milieux défavorisés.

En effet, l’intervention de l’INDH dans le secteur de l’Education a été soldée par la réalisation de 7 202 projets et actions, qui ont profité directement à 1 772 060 élèves.

Le coût global de ces projets s’élève à 3.7 milliards de DH dont la part INDH est de 2.6 milliards de DH.

91 2. Santé et offre de soins

L’intervention INDH dans le secteur de la santé vise l’amélioration de l’accès aux services sanitaires des populations des communes rurales et quartiers défavorisés. Le bilan de ces secteur a atteint 2661 projets et actions et qui ont mobilisé un investissement global de plus de 1.8 milliards de DH dont la contribution de l’INDH est de 1.02 milliards de DH et ayant bénéficié à plus de 655 780 personnes. Il s’agit notamment de la construction et de l’équipement des centres de santé et d’hémodialyse, des dars al oumouma et de l’acquisition des ambulances et des unités mobiles.

3. Animation socioculturelle et sportive:

L’intervention INDH dans ce sens, a consisté en des projets et actions en direction des jeunes et visant la prévention de la délinquance juvénile et l’encadrement des populations ainsi que l’amélioration de leur éducation civique. Ces actions ont porté essentiellement sur la construction et l’équipement :

A cet effet, 4418 projets et actions ont été initiés pour un investissement global de

3.3 milliards de DH dont la part de l’INDH s’élève à 1.7 de dirhams. Le nombre des bénéficiaires directs et indirects de ces projets et actions s’élève à 1 164 220 personnes. L’essentiel de ces interventions a consisté à nourrir les demandes

émanant de la population par la création des espaces de sport (terrains et complexes sportifs), des bibliothèques, des centres culturels et des maisons de jeunes.

92 4. Centres d’accueil :

L’INDH s’est fixée comme objectif, depuis son lancement, de venir en aide aux personnes en grande vulnérabilité afin de leur offrir de nouvelles opportunités pour regagner la dignité et reprendre confiance en elles-mêmes et en leur environnement.

Ainsi, plusieurs actions et projets ont été initiés à même d’améliorer les conditions de prise en charge de cette catégorie. Il s’agit entre autres :

Aussi, les réalisations au titre de cette période, ont essentiellement porté sur la programmation d’actions et de projets qui ont profité à 917 520 personnes en situation de précarité (Annexe). Il s’agit entre autres des centres pluridisciplinaires, foyers féminins, centres de protection de l’enfance, centres pour personnes en situation d’handicap, centres d’écoute et d’orientation, centres pour personnes âgée etc…

5. Les infrastructures de base (pistes et voirie, eau, électricité):

Les chantiers entrepris dans ce cadre, visaient principalement à augmenter les dessertes en eau potable, renforcer l’éclairage public, désenclaver les douars et les communes rurales, promouvoir la protection de l’environnement, réhabiliter les quartiers urbains défavorisés, créer et aménager des espaces verts, de détente et de loisirs.

L’intervention de l’INDH à ce niveau, a consisté en:

 Le désenclavement des populations rurales par 3281 projets d’aménagement de

pistes et voiries et de construction d’ouvrage d’art et de franchissement;

 La programmation de 3641 projets relatifs au secteur de l’eau potable

93 concernant essentiellement l’adduction en eau potable, la construction de

bornes fontaines, de réservoirs et de châteaux d’eau, le creusement et

l’approfondissement de puits, l’aménagement et le captage de sources;

 716 projets d’électrification et d’éclairage public ;

 380 projets et actions d’assainissement liquide et solide.

Impact et acquis de l’INDH :

L’analyse des différents rapports d’évaluation et d’audits relèvent que l’Initiative

Nationale pour le Développement Humain notamment ceux élaborés par le CESE, le

HCP et l’ONDH, dans ses deux phases, a été couronnée certes d’un succès incontestable ayant permis :

 Amélioration très sensible des conditions de vie de la population bénéficiaire

(réduction du taux de pauvreté de 14 à 9% au niveau national et de 36% à 21%

dans les communes rurales cibles de l’INDH – HCP 26 juin 2008) ;

 Forte mobilisation autour de l’INDH et ancrage de la culture de participation ;

 Promotion de la situation de la femme et dynamisation du tissu associatif et

intégration des personnes démunies dans le circuit économique;

 Consécration de la bonne gouvernance avec la création d’une nouvelle

dynamique entre Autorités, Elus, Services Extérieurs et Tissu Associatif ;

 Positionnement certain de l’INDH, comme projet novateur de gouvernance ;

 Recours quasi systématique au partenariat et à la contractualisation des

contributions des acteurs locaux ;

94  Contribution de la population cible dans l’identification des besoins à l’aide du

diagnostic participatif ;

 Implication des acteurs locaux dans le choix, la conception, la prise de décision,

la conduite et l’évaluation des projets ;

 Traitement intégré de la problématique sociale sur la base d’une approche

progressive et une surveillance continue de la performance par rapport à un

système d’indicateurs ;

 Encouragement des initiatives communautaires axées sur l’emploi et e l’auto-

emploi collectif à travers les AGR.

95 Intervention de M. Philippe DA COSTA lors de la 2ème édition du "Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française» : «La Lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale »

Votre Excellence Monsieur l’Ambassadeur,

Mesdames, messieurs,

Je voudrais saluer cette initiative qui me rappelle le colloque annuel sur le Vivre ensemble que nous organisons depuis deux ans au Conseil économique, social et environnemental (CESE) français.

J’ai l’honneur de m’exprimer ce soir devant vous à plusieurs titres : en tant qu’acteur engagé au sein de la société civile et président de section au CESE d’une part, et en ma qualité d’acteur de l’économie sociale au sein de la MACIF comme

Directeur général adjoint chargé des Relations Extérieures du Groupe MACIF d’autre part.

96 Des constats alarmants

Le nombre de personnes en situation de précarité est sans cesse croissant dans un monde en pleine mutation: les évolutions démographiques et notamment le vieillissement de la population, la persistance d’un chômage massif et la crise de l’emploi, l’affaiblissement des liens familiaux ou sociaux et l’inexorable progression de l’isolement, la crise des finances publiques et les réformes qu’elle impose, la progression de la pauvreté dans notre pays, la répétition des catastrophes, frappent durement les personnes et les communautés vulnérables. Jeunes, familles, personnes âgées, travailleurs pauvres… autant de publics fragilisés qui ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins.

De fait, à partir de la réalité d’une institution comme la Croix-Rouge française, dont je suis ancien directeur et aujourd’hui administrateur national, on voit que l’engagement pour la dignité humaine et la solidarité est une question cruciale. La

Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale de décembre

2012 a rappelé ces défis majeurs pour notre société et cette volonté de placer la personne au cœur du débat et de la dénonciation des inégalités aujourd'hui.

Sur le champ de bataille de la lutte contre la pauvreté, on relève quatre défis qui donnent du sens à l'action :

- Le défi du sens, celui d’affirmer que nous souhaitons construire l’avenir sur la dignité humaine, le lien social et la solidarité plutôt que sur l’individualisme et la

97 marchandisation du monde,

- Le défi de l’unité, qui nous conduit à réunir ce qui est épars, à dépasser ce qui divise à mettre en cohérence et en réseau les bonnes volontés et les engagements des uns et des autres pour augmenter notre utilité sociale et réussir,

- Le défi de la performance, qui assume la nécessité de faire plus pour répondre aux besoins, de faire mieux pour tenir une promesse de qualité, avec la raréfaction des ressources,

- Le défi de la confiance et de l’altérité, qui est celui du bénévolat et du volontariat et la sève de l’engagement.

L’exemple de la Croix-Rouge

Je souhaite partager avec vous quelques actions concrètes menées par la Croix-

Rouge :

- Privilégier l’autonomie de toute personne en situation de vulnérabilité, en l’accompagnant dans la durée au plus près de ses besoins et de ses attentes dans une démarche volontariste de bientraitance.

- Permettre aux personnes en situation de précarité de préserver leur intégration sociale. Aujourd’hui, un mouvement comme la Croix-Rouge touche un million de personnes bénéficiaires par an. Nous avons sur le territoire national 633 lieux de distribution alimentaire et 100 épiceries sociales pour un total de 50 millions de repas servis en une année.

98 - Accueillir et accompagner les personnes victimes de la grande exclusion. La crise

économique et financière a eu un fort impact sur les populations les plus vulnérables, conduisant un nombre croissant de personnes à la grande précarité. Il faut assurer la satisfaction des besoins élémentaires dans le respect de la dignité, permettre aux personnes d’être orientées vers une solution adaptée et les accompagner dans un parcours vers l’autonomie. La Croix-Rouge porte attention à près de 210 000 personnes vivant dans la rue par an. Elle compte 132 SAMU sociaux et équipes mobiles mobilisant 4000 bénévoles et salariés et 43 structures d’hébergement ou de logement adapté soit 1800 places.

- Soutenir les personnes migrantes dans l’accès à leurs droits et besoins fondamentaux. La Croix-Rouge compte 440 bénévoles engagés auprès des personnes migrantes, six centres d’accueil pour demandeurs d’asile et un centre d’accueil pour réfugiés statutaires. 15000 personnes ont été domiciliées dans le cadre de leurs procédures administratives.

- Rompre la spirale de l’exclusion dès l’enfance: protéger, accueillir et accompagner les enfants, notamment les plu fragiles, ainsi que leur famille, dans une logique de prévention et plus largement, permettre aux enfants accueillis de mieux préparer et construire leur avenir. La Croix-Rouge accompagne 15 000 jeunes bénéficiant de soutien scolaire et d’éveil culturel par an. On compte 4 000 bébés accueillis en une année dans les « espaces bébé maman » et autres dispositifs par exemple.

99 Il s’agit de rendre chaque personne actrice de sa vie.

Focus sur la précarité de la jeunesse

Le défi en jeu est bien de joindre la parole à l’action par le plaidoyer et la stratégie d’influence, faire de sa voix l’expression de la défense de celles et ceux qui souffrent de toutes les vulnérabilités.

C’est ce que nous faisions lorsque nous rendions public au CESE en décembre 2012 le rapport de l’Observatoire de la jeunesse (INJEP), intitulé « Inégalités entre jeunes sur fond de crise1 » .

Ce rapport met tout d’abord en exergue une fragilisation accrue de la jeunesse. En effet, plusieurs études récentes indiquent une aggravation de la pauvreté parmi les jeunes de 18 à 25 ans. Alors que les 18-24 ans représentent 7,9% de la population, leur part dans la population pauvre est de 13,2%.

L’augmentation du taux de chômage des jeunes et la précarisation des conditions d’emploi constituent les causes principales de basculement dans la pauvreté. Cette pauvreté résulte d’un fonctionnement du marché du travail défavorable aux jeunes, particulièrement ceux moins qualifiés, entraînant précarité et privations.

Ces risques de pauvreté sont d’autant plus préoccupants que la protection sociale dont bénéficient les jeunes est inférieure à celles des adultes sur certains aspects : assurance-chômage et revenus minima garantis notamment. La question de l’amélioration du recours aux droits sociaux des jeunes est d’ailleurs réactivée dans

100 le débat public, à la suite du récent rapport du Conseil économique, social, et environnemental (CESE).

Cette évolution est source de tensions sur la solidarité familiale. Les familles sont sollicitées pour amortir les effets de la crise en procurant des aides de diverses natures, au premier chef, des soutiens financiers. Pour les jeunes qui n’ont pas la chance de disposer de ces aides familiales, reste par conséquent le choix entre privations ou endettement, tous deux en progression. L’insuffisance de ressources associée au renchérissement des prix du logement entraîne un net recul de l’indépendance résidentielle pour de nombreux jeunes, mêmes diplômés, alors que cette étape est capitale dans le processus d’autonomisation.

Indéniablement, la crise impacte la transition vers l’âge adulte, en particulier le passage de l’école à l’emploi. Les difficultés rencontrées lors de l’entrée sur le marché du travail rejaillissent sur les trajectoires et les conditions de vie des jeunes.

Les effets de la crise prennent des formes diverses : retards, difficultés matérielles, ruptures, bifurcations de parcours, isolement et exclusion aussi. Cependant ils n’affectent pas à l’identique tous les jeunes.

L’insertion professionnelle des jeunes est influencée par de multiples contraintes qui tiennent aux caractéristiques individuelles des jeunes, à leur cursus scolaire antérieur et aussi à l’espace social et économique dans lequel ils évoluent.

L’habitation géographique, la formation des parents, le capital culturel ont une incidence. Force est de constater que la compétition s’accroît au sein de l’école et le

101 phénomène de décrochage s’amplifie malgré les ambitions affirmées d’égalité des chances.

Chaque année, 1 jeune sur 6 sort du système éducatif dépourvu de toute certification (soit environ 140 000 jeunes). Cette proportion de jeunes sortant du système éducatif sans diplôme est très préoccupante alors que la qualification est plus que jamais la clé de l’accès à l’emploi dans l’économie dans la connaissance.

Ces jeunes sans diplôme sont les principales victimes du chômage et de la précarité.

Ils appartiennent nettement plus souvent aux classes sociales les moins favorisées, ils sont plus que d’autres issus de l’immigration et plus que d’autres également, résidents des zones urbaines sensibles. Il a été démontré que l’absence de diplôme multiplie par trois le risque de chômage, ainsi que les origines. Les jeunes issus de l’immigration sont davantage pénalisés pour trouver un emploi, et de manière accentuée s’ils sont originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou qu’ils résident dans des quartiers défavorisés.

L’absence de diplôme se traduit souvent par une mise à l’écart récurrente du marché du travail, voire pour certains par une éviction durable de l’emploi ainsi que le révèle la mise au jour du phénomène NEET (Not in Education, Employment or

Training), jeunes ni en emploi, ni en formation, mais chômeurs et inactifs.

Les jeunes peu ou pas diplômés peinent à accéder au marché du travail, lequel fait fortement reposer la précarisation de l’emploi sur les entrants. Evincée de l’emploi ou occupant des emplois temporaires, une fraction croissante de la jeunesse est exposée au risque de pauvreté.

102 Les jeunes diplômés quant à eux sont confrontés à une dégradation de la qualité de l’emploi et peinent davantage qu’auparavant à réaliser leur indépendance résidentielle. Pour eux, le principal effet de la crise n’est pas tant l’allongement de la période d’insertion professionnelle avant stabilisation dans l’emploi que la dégradation de la qualité de l’emploi. L’emploi temporaire progresse et concerne même les jeunes les mieux diplômés.

En quoi l’Innovation Sociale peut contribuer à la lutte contre la précarité ?

Qu’entend-t-on par innovation sociale ? L’innovation sociale est devenue depuis quelques années un sujet récurrent dans les politiques publiques, en France comme

à l’étranger. Cette généralisation cache pourtant des conceptions assez contrastées, tant en terme de périmètres que de principes et de modalités d’actions.

L'innovation sociale peut être définie comme la mise en oeuvre de solutions nouvelles pour répondre à des besoins sociaux non satisfaits. A la Fondation Macif, la définition que nous retenons est la suivante : « Toute réponse nouvelle à une situation sociale jugée insatisfaite ou insatisfaisante. Elle implique la mise en œuvre d'une action novatrice pour un changement durable. Elle repose sur l'identification précise des besoins du territoire et sur la mobilisation effective et collective des acteurs qui l'animent. »

On retrouve dans cette définition tous les éléments constitutifs de l’innovation sociale :

103 - l'approche besoin social fondamental, au coeur de l'innovation sociale,

- le caractère novateur des démarches initiées,

- l'ancrage territorial indispensable. L'innovation vient du terrain. Elle ne se décrète pas d'en haut, elle ne s'impose pas. Elle émerge toujours sur un territoire.

- enfin, la mobilisation collective, le multi-partenariat, l'implication des bénéficiaires. L’innovation naît d'un cumul de compétences et d'un croisement de regard. On innove rarement seul dans l'innovation sociale…

Ce qui doit également être mis en avant quand on parle d'innovation sociale, c'est le contexte d'émergence de l'innovation. L'innovation sociale s'inscrit souvent en dehors du cadre établi, voire contre les règles en vigueur. L'innovation sociale est portée par des rêveurs, des résistants et des révoltés. Dans tous les cas, elle suppose que l'on sorte du communément admis et pratiqué. L'innovation sociale s'impose quand rien d'autre n'existe, quand le problème n'a pas sa solution et qu'il faut l'inventer. A partir de là, elle ne peut rentrer dans les cases.

C'est pour cela que l'enjeu de l'innovation sociale est bien celui de l'accompagnement. Il faut accompagner ceux qui innovent le plus tôt possible (c'est le positionnement de la Fondation Macif, sur lequel nous reviendrons plus tard) pour leur donner la possibilité de faire leurs preuves, de faire bouger les lignes puis donc, après, de faire changer les lois, les règlements, les cadres. C'est souvent toute la difficulté d'ailleurs, pour un innovateur social, que de faire financer son projet par des acteurs publics alors même qu'il est "en dehors du cadre". C'est là où les

104 financeurs privés ont une place à occuper mais en regardant toujours à associer au plus tôt les pouvoirs publics.

Au niveau étatique2

Le gouvernement français a annoncé en 2009 le lancement d’un grand emprunt pour financer les priorités stratégiques pour la France à l’horizon 2030. En août

2009 est créée la Commission sur les priorités stratégiques d'investissement et l'emprunt national, confiée aux deux anciens Premiers ministres, Alain Juppé et

Michel Rocard, chargés d’établir des priorités d’investissement. Dans leur rapport, remis en novembre 2010, les deux hommes confirment qu’un effort important d’investissement s’impose pour construire un nouveau modèle de développement, plus durable.

Parmi les sept grands axes retenus, celui dédié aux PME innovantes concerne directement l’innovation sociale et se voit attribuer une enveloppe de 2 milliards d’euros. Il s’agit notamment d’encourager « la création d’entreprises innovantes et l’innovation sociale ». Le plan d’action prévoit plus particulièrement la création d’un ou plusieurs fonds d’innovation sociale, dotés de 50 millions d’euros chacun, afin de favoriser l’entrepreneuriat social et solidaire. Il est prévu que ces fonds puissent

être abondés par d’autres acteurs : collectivités locales, Caisse des dépôts, investisseurs privés, etc.

Un Plan en faveur de l’économie sociale et solidaire a été lancé en octobre 2010,

105 sous l’égide du ministère de la Jeunesse et des Solidarités actives, visant à mettre en avant «une économie qui place l’homme et la planète au coeur de son projet3 » .

L’économie sociale et solidaire y est présentée comme «une chance pour notre avenir» «au moment où la crise réinterroge nos certitudes et où se construit l’économie du XXe siècle». Elle est considérée comme « porteuse de sens », car « elle place le développement durable et l’intérêt général au coeur de ses missions ».

L’un des cinq axes de ce plan est dévolu au développement de l’innovation sociale.

Dans ce cadre, l’innovation sociale est définie comme l’élaboration « de réponses entrepreneuriales nouvelles à des besoins de la société peu ou mal satisfaits ». Elle a pour objectif de répondre « à des enjeux de société complexes et importants que ni l’État, ni le marché ne savent traiter seuls ».

À travers ce plan, l’État français a fait le choix de soutenir deux types d’innovation sociale : la création de nouvelles filières d’utilité sociale et environnementale

(écoconstruction, covoiturage, énergies renouvelables, logiciels libres, habitat coopératif, etc.) ; la recherche de nouvelles modalités de coopération entre les acteurs de l’économie sociale et solidaire et les collectivités locales.

Lorsqu’il s’agit de « passer à l’action », le plan prévoit le lancement de microfranchises solidaires, c’est-à-dire de proposer à des chômeurs « des concepts de microentreprises « clés en main », testés et viables, ainsi qu’un ensemble de services » ; le développement de pépinières de l’entrepreneuriat social (duplication de la Ruche) ; la réalisation d’un guide pour les entrepreneurs sociaux leur permettant de mieux appréhender les aides existantes, notamment en matière

106 d’innovation.

Certaines collectivités locales ont également développé des initiatives significatives

(Ex : Conseil régional d’Aquitaine, Conseil régional de Rhône-Alpes, Conseil régional de Nord-Pas de Calais (les acteurs du Nord-Pas de Calais ont longtemps considéré leur territoire comme un « laboratoire d’innovation sociale » du fait de ses caractéristiques sociales (pauvreté, chômage, etc.)).

Les entreprises et l’Innovation Sociale: le cas de la Fondation Macif Assez peu d’entreprises se référent explicitement à l’innovation sociale, même si, pour les promoteurs de l’ESS, il paraît admis que les entreprises de ce secteur font de l’innovation sociale « leur coeur de métier »4. Et, si la France « est un terreau historiquement riche d’innovation sociale », c’est bien grâce à « ses entreprises sociales, qui ont construit de nouvelles formes de consommation, de production, d’emploi, d’épargne, de mobilité ».

A la Macif, la Fondation Macif s’intéresse de très près aux questions d’innovation sociale.

La Fondation Macif accompagne des programmes d’innovation sociale avec, pour finalité, le mieux-vivre des femmes et des hommes.

Habiter un logement mieux isolé, faciliter ses déplacements, mieux se nourrir, vivre en bonne santé… il s’agit des préoccupations quotidiennes de tout citoyen. La

Fondation Macif accompagne celles et ceux qui, chaque jour, inventent des solutions pour permettre à tous, et en particulier aux plus démunis, d’accéder à ces

107 besoins fondamentaux. C’est pourquoi elle soutient l’innovation sociale : la capacité de chacun à agir pour un monde meilleur grâce à l’action collective.

Présente sur tout le territoire français, la Fondation Macif s’implique directement dans des programmes novateurs qui répondent aux problématiques sociales : logement, mobilité, santé, accès à l’énergie, lutte contre la pauvreté, lien social... et ce, à différents stades de leur réalisation : émergence, conception, expérimentation, diffusion. Les porteurs de projets sont des structures principalement issues de l’économie sociale et solidaire mais aussi des collectivités territoriales, des entreprises à finalité sociale ancrées sur les territoires. Les projets accompagnés entrent nécessairement dans une dynamique multi-partenariale intégrant en particulier des acteurs locaux, qu’ils soient publics ou privés.

A titre d’exemples, je me permets de vous citer deux actions que la Fondation accompagne :

- Le Comité National de Liaison des Régies de Quartier (CNLRQ)

La précarité énergétique est une réalité à laquelle doivent faire face 13% des ménages en France. Sensibiliser la population à la maîtrise de l’énergie est une des actions permettant de la combattre. C’est l’ambition du projet d’éco-médiateurs mené par le CNLRQ.

- Les régies de quartier ont pour objectif d’entretenir, d’embellir et de veiller sur leur territoire d’action. Elles aident notamment, à l’insertion sociale et professionnelle d’habitants en difficulté et permettent l’émergence de nouveaux

108 services. Depuis plusieurs années, douze d’entre elles sont impliquées dans un programme mené par Gaz de France, qui sensibilise la population aux problématiques de sécurité et d’économies d’énergie liées à l’utilisation du gaz. La

Fondation Macif et le CNLRQ (Comité National de Liaison des Régies de Quartier) souhaitent prolonger cette intervention et proposent de créer 300 postes d’éco- médiateurs au sein des 130 Régies françaises. Les éco-conseillers auront pour mission de former les habitants aux éco-gestes afin que ceux-ci puissent progressivement réaliser des économies d’énergie.

Autre exemple, les Jardins de Cocagne :

Les Jardins de Cocagne sont des exploitations maraîchères biologiques, actives dans le champ de l’insertion par l’activité économique. Ils ont généralement le statut d’associations loi 1901 sans but lucratif et existent principalement sous forme d’Ateliers et Chantiers d’Insertion (ACI).

Les « jardiniers » sont des personnes recrutées en parcours d’insertion qui se trouvent en situation précaire : allocataires des minimas sociaux, personnes accueillies en CHRS ou autres structures d'accueil, sans revenus, sans domicile, chômeurs de longue durée, n'ayant jamais travaillé, etc.

Ils sont employés pour travailler sur les différents postes qu’offre un jardin.

Tout au long de leur contrat de travail au sein des Jardins de Cocagne, les jardiniers sont encadrés par une équipe de professionnels, maraîchers et travailleurs sociaux.

Ils bénéficient d'un accompagnement socioprofessionnel.

109 Autres acteurs

En dehors de l’État, des collectivités territoriales et de certaines entreprises, il existe en France un grand nombre d’expériences socialement innovantes, dont une des caractéristiques principales est d’émerger en dehors des institutions, ou avec le soutien de certains acteurs.

Dans la France entière, une part de plus en plus importante de la population réinvente le quotidien, à travers mille et une expériences collectives. Ces actions concernent de nombreuses facettes du vivre ensemble : se loger, se nourrir, se cultiver, se financer, mais aussi vieillir. On peut citer à titre d’exemples : la coopérative d’habitation, l’habitat groupé, les jardins collectifs, la consommation collaborative, les maisons de retraite autogérées, le recyclage, les actions solidaires, citoyennes et écologiques

110 Conclusion

En conclusion et pour revenir au thème qui nous réunit ce soir, lutte contre la pauvreté et innovation sociale, ce qui fait le lien entre ces deux enjeux, c’est l'humain, le citoyen. C'est bien avec ceux qui sont en situation de précarité et pour eux que des innovations sociales peuvent être générées et se développer. Ce sont les bénéficiaires eux-mêmes et ceux qui les entourent qui peuvent trouver des solutions à la précarité. En partant du besoin, en partant du territoire, et en imaginant des solutions de manière collective en faisant société.

1: Sous la direction de Francine Labadie, La Documentation française

2: L’Innovation sociale ou les nouvelles voix su changement, Philippe Durance,

Janvier 2011

3: Ministère de la Jeunesse et des Solidarités actives, «Plan en faveur de l’économie sociale et solidaire», dossier de presse, 19 octobre 2010.

4: Francis Vercamer, L’économie sociale et solidaire, entreprendre autrement pour la croissance et l’emploi, rapport au Premier ministre, avril 2010.

111 Troisième édition

« Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : Religions et transformations sociétales au Maroc et en France »

112 3- « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : Religions et

transformations sociétales au Maroc et en France »

Après une première édition consacrée au « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française » suivie d’une seconde édition consacrée à la « lutte contre la pauvreté et innovation sociale, regards croisés sur les sociétés marocaine et française »c’est un thème sensible et complexe à la fois qui a été abordé le 24 Juin dernier .La troisième édition a été en effet consacrée au « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation :Religions et transformations sociétales au Maroc et en France »un thème qui nous interroge sur le retour et la résurgence de la religion partout dans le monde ,à l’entame du XXI siècle , mais aussi sur lien social avec la communauté musulmane en France , mais aussi sur les évolutions en pays musulmans à travers l’exemple du Maroc

.Aujourd’hui le constat sur l’importance du fait religieux est partagé par tous : l’analyse du monde doit désormais intégrer le paramètre religieux et la compréhension des relations internationales ne peut se faire sans le prisme religieux

.Le thème nous interpelle également sur les dérives constatées et l’instrumentalisation des religions dans nombre de régions à travers le monde comme en Afrique avec l’exemple des exactions de mouvements radicaux mais aussi en Asie .. en Europe. On le voit à travers le monde, les sociétés sont traversées par des interrogations sur la place de la pratique religieuse dans la sphère publique, ce qui a conduit à une régulation mise en place à travers la laïcité ou l’inscription de

113 la religion dans les constitutions. L’objectif étant de travailler à rejeter les crispations,

à apaiser les tensions, à travailler ce lien social du mieux vivre ensemble en appréhendant le rôle de l’Etat dans la pratique religieuse et en mieux mesurant l’impact de la religion dans la question identitaire .A titre d’exemple , une question aura traversée le débat :comment faire de l’Islam une religion d’avenir en la préservant des marchands de temple mais aussi des stigmatisations et des rejets accentués avec la montée des populismes en Europe ? .C’est à cet exercice que se sont livrés deux intervenants , Mr Ahmed Abbadi, Anthropologue et Islamologue,

Secrétaire Général de la Rabita Mohammadia des Oulamas, membre du

C.N.D.H(conseil national des droits de l’homme) et du C.E.S.E (Conseil économique social et environnemental)et Mr Odéon Vallet historien des religions et fondateur d’une fondation , qui se sont prêtés aux questionnements du réalisateur Abderrahim

Hafidi politologue , universitaire lui-même fin connaisseur des thématiques religieuses.

Quel Inventaire du vivre ensemble religieux ?

Le mot d’introduction de l’Ambassadeur situe d’emblée, la problématique de cette rencontre : « Le fait religieux est important pour créer le lien social souligne Mr

Benmoussa. Le Maroc qui a connu d’importantes réformes dans le champ religieux et de l’éducation et qui prône un islam ouvert et tolérant a selon Mr Benmoussa une expérience particulière en la matière et si l’Islam est religion de l’Etat, la Constitution stipule toute l’ouverture nécessaire à la tolérance : respect des croyants, non-

114 discrimination des croyants. Il reste aussi que le fait religieux peut être aussi source de divisions dans certains environnements notamment lorsque les questions d’identité qui ont émergé se déterminent aussi par rapport au prisme religieux ».

Cette idée de rupture parfois de violence est reprise par l’animateur Abderrahim

Hafidi qui rappelle une pensée de Michel Serre : « le monde d’aujourd’hui disait il hurle de douleur car il commence son travail d’enfantement ». Et de décrire ce monde actuel marqué par le désenchantement, l’absence de sens, un monde où l’économie est en naufrage et où les liens se distendent .En témoignent dit il les relations crispées entre la France et le Maroc dit il avant de poser la question : « On n’invente rien sans faire l’inventaire, quel inventaire faites vous du vivre ensemble religieux en France ? »

Pour Mr Odon Vallet la réponse est sans ambiguïté : « La laïcité est aujourd’hui utilisé en France et dans d’autres pays européens dans un sens anti musulman

.L’anticléricalisme a changé pour devenir anti musulman ; Dans de nombreux pays européens, on cherche un bouc émissaire pour expliquer les problèmes économiques et sociaux et la montée des populismes et votes protestataires. Dans l’entre deux guerres avec la crise 20 on disait que c’était la faute des juifs .Aujourd’hui, le chômage c’est la faute des émigrés et les émigrés ce sont les musulmans résume

Odon Vallet dans un raccourci très parlant .Il y a donc un vrai risque de voir la laïcité dériver vers un laïcisme qui cherche à exclure des groupes .Pour l’historien des religions la laïcité ne doit cependant pas être condamné et de rappeler la définition de la laïcité qui consistait a reconnaître les religions dans la sphère privée en

115 permettant à chacun de pratiquer sa religion . .Il faut retrouver dit il des valeurs européennes ouvertes à la laïcité et donner à chaque religion un espace de liberté pour que la religion soit un espace de concorde et de paix .Ce que s’efforce de faire le

Maroc ajoute l’historien, avec un islam de paix et de concorde qu’il véhicule à travers la formation des imams en Afrique subsaharienne et en Afrique du Nord.

Sur la question des évangélistes , l’historien rappelle que le prosélytisme, qui est une tentative de conversion , concerne toutes les religions, mais demeure avec peu d’effet .En France , par exemple les religions du livre sont très peu touchées :99% des musulmans sont fils de musulmans ,99,5% de juifs sont fils de juifs et 98% de chrétiens sont fils de chrétiens .On constate un plus grand nombre de conversions dans les religions de l’oral .Les évangélistes sont présents depuis la guerre d’Algérie où l’on divisait pour régner et incontestablement il y a un mouvement qui cherche à faire convertir des musulmans au christianisme. L’Eglise catholique est cependant très réservée en Algérie et a refusé à nombre de congrégations catholiques le droit de venir dans ce pays pour convertir des musulmans. En France, dit il il y a des baptêmes peu nombreux certes mais qui existent de musulmans .Pour cet observateur des évolutions du fait religieux, le vrai problème dont il faut parler ce sont les couples mixtes qui se sont multipliés avec l’extension des études universitaires .Comment pourront vivre ces couples mixtes ? Comment les religions réagissent elles? ce sont les questions qui vont se poser au cours des décennies à venir. L’autre source d’inquiétude, et de pessimisme, c’est ce qui se passe en Afrique et dans le monde arabe depuis le dit printemps arabe .Depuis les évènements en

116 Lybie les répercussions en Afrique ont été une onde de choc qui n’en est qu’à ces débuts .Les problèmes économiques et sociaux qui se posent aujourd’hui en Afrique subsaharienne sont d’une telle dimension qu’ils créent un sentiment de peur devant le déferlement du fanatisme dont la source est la crise économique et social.

Réforme, rénovation de la pensée

Comment faire face au dérives ou toutes d’instrumentalisation qui mène au fanatisme ? C’est à cette question que tente de répondre Mr Abbadi qui présentent les 5 écoles de pensées : « Le monde musulman dit il a souffert durant ces deux derniers siècles d’un phénomène d’affaiblissement des institutions traditionnels qui n’ont pas fourni d’effort de rénovation et qui ont été dépassé. Or plus que jamais le besoin de rénovation de ces institutions se fait sentir .Au Maroc souligne A. Abbadi,

« on a procédé à la rénovation de la vision .Le roi défunt, Hassan II avait saisi l’occasion du nouveau siècle de l’hégire pour envoyer une lettre aux monde musulman et demander aux musulmans de prendre conscience du contexte nouveau, les révolutions technologiques. Il avait invité à la tradition de l‘ijtihad , une approche rénovée de changement qui passe par une prise en compte du contexte ..Il a alors procédé à la rénovation du discours, des institutions de formation comme celle de

Dar Hassania... Rénovation des élites, rénovation de l’ institut de formation des imams et morchidates. C’est une expérience qui a beaucoup intéressée souligne Mr

Abbadi en Afrique et au Moyen- Orient.

117 La Rénovation de la gouvernance lancée en 2004 est allée de pair avec la restructuration du champ religieux .Il ne peut y avoir de rénovation religieuse dit il sans rénovation de compréhension du contenu .C’est une condition essentielle .En

Islam, la relecture du texte qui prend en considération les nécessités du contexte relecture qui font la jonction entre texte et contexte .Cette question de contenu requiert des formations. Tous ces efforts de renouveau pour la recherche de fondements équilibrés doivent être déployés sur le long terme et suivis par les générations qui suivent ce qui nécessitent de prendre compte les finalités en dépassant les questions de détails .L’essentiel étant de transcender, prendre en compte les intérêts de la cité ,veiller au contenu de l’éducation, travailler à la complémentarité , rénover les approches grâce à l’ijtihad , à l’effort en restant vigilant sur les méfaits produits par de nouveaux outils comme les jeux vidéo qui sculptent la personnalité des jeunes témoins de milliers de scènes de violence et de meurtres ».

Pour une mobilisation des acteurs du terrain

Pour Albert Sasson, membre du CES et de l’Académie Hassan II des sciences et techniques « Il faudrait revisiter le texte de la Constitution où sur 170 articles le tiers est consacré aux libertés et droits de l’Homme. Le Maroc a une religion d’Etat, l’Islam, un Commandeur des croyants, Amir El Mouaminine et non Amir Mouslimine .Le

Maroc reconnaît le libre exercice du culte et protège le libre exercice du culte ». Chez

118 les juifs précise Mr Sasson , Il y a la religion , la foi , l’éducation religieuse , mais en même temps on croit à l’égalité homme femmes , aux droits de l ‘homme .Pour surmonter les paradoxes , il faut évoluer dans cette direction du texte et contexte, faute de quoi la radicalisation des religions , dans l’islam mais aussi dans le christianisme et le judaïsme pourrait se propager .Seule l’ouverture , comme celle que permet aujourd’hui la constitution marocaine nous permettra de trouver une manière particulière de vivre ensemble . »

Cette ouverture passe par un rôle accru des médias pour passer des messages de paix

.Le corollaire de l’éducation ajoute il, c’est la communication, les relations non pas entre les hauts responsables des cultes mais au niveau des « ouailles » .C’est là où les

ONG associations qui travaillent au plus prés du terrain doivent jouer un rôle au quotidien. Car la question de la religion intéresse, c’est une question importante qui inquiète les politiques et observateurs au vu de ce qui se passe dans le monde et qui intéresse tous les acteurs du terrain. Elle nécessite une bonne connaissance et donc un effort d’éducation et de pédagogie Or l’apprentissage de l’histoire des religions ou de la sociologie des religions semble souvent se heurter à une espèce d’allergie dans les écoles de la république. Au Maroc et pour la première fois, un volume de l’histoire compléte du Maroc en français arabe et anglais a été publié pour les spécialistes. Il reste à s’en servir pour élaborer un ouvrage pour les enseignants des

écoles primaires et secondaires.

119 Dépasser les peurs par le débat et le dialogue

Les débats souvent passionnés se sont déroulés dans un climat de confiance et de respect de l’altérité de chacun .Le témoignage d’une participante française qui organise avec son époux des espaces de dialogue et dont la fille s’est mariée récemment avec un égyptien est probant à cet égard. Elle souligne qu’un mot n’a pas

été prononcé, celui de peur. Pourtant les évolutions foudroyante des mœurs, les bouleversements ont crée ce sentiment de peur, peur de l’autre, de sa visibilité de plus en plus grande, de son communautarisme... même si dit il il existe des moments où l’on redevient humain comme en témoigne le film « des hommes et des Dieux »

Youssef Chihab professeur universitaire se demande si vivre ensemble c’est exister ensemble ?

Une journaliste de radio à Paris, Zouhour Zaazaa Kannada se dit quelque peu désemparée par l’écoute quotidienne des questions des auditeurs qui restent sans réponse: le vivre ensemble se demande t elle ne passe t il pas par l’éducation ? Que faut il faire pour vivre ensemble ?

Mohamed Moussaoui ex président du Conseil français des musulmans décrypte les différentes formes de peurs :peur de certains musulmans de perdre leur identité

,peur d’empêchement d’être ce qu’ils sont ,notamment face à la pression ressentie quant à leur trop grande visibilité .le résultat en est l’enfermement , et la tentative de créer un espace de sécurité pour lutter contre la stigmatisation ,contre la discrimination et le sentiment d’être citoyens de seconde zone sans aucun moyen de représentativité pour changer les choses .L’ autre peur dit il habite les français qui

120 craignent cette religion de plus en plus visible qu’est l’Islam et qui nourrit le populisme .Ces deux peurs créent un climat de tension qui permet aux uns et aux autres d’exister .Face à cela, les responsables cultuels tentent d’envoyer des messages pour une cohabitation paisible .Mon expérience ajoute t il m’a appris que créer des espaces de dialogue ,des possibilités d’espérance est une bonne chose .

Nous avons dans ce sens crée la conférence des responsables du culte de France dans le but de mieux se connaître, de passer des messages sur la religion vecteur de paix et de lutter contre l’instrumentalisation des religions.

Un participant se demande à son tour si le radicalisme que l’on constate ne vient pas des problèmes économiques, cette problématique ne trouve t elle pas sa genèse dans les problèmes économiques ?

Rachid Benzine, universitaire évoque quant à lui , le déficit d’histoire notamment sur l’histoire du texte et la nécessité de recontextualiser la tradition elle-même qui nous donne accès au texte. Autre problème dit il :qui est habilité à dire la norme ?il y a aujourd’hui un vrai déficit de l’autorité religieuse et une dérive idéologique qui fait que le religieux est devenu identitaire .Le religieux remplit selon lui trois fonctions , fonction éthique , fonction historique en nourrissant une mémoire et un imaginaire et fonction identitaire. Pour bien comprendre le texte , Il faut pour les musulmans connaitre les autres traditions religieuses .De l’autre coté en France , il y a un choc des incultures , la société étant deconnectée du fait religieux et qui ne sait pas vivre la présence du religieux dans l’espace public .Le vivre ensemble suppose des compromis

,des débats On ne peut pas demander à la société française qui a fait son travail

121 conclut il à travers un processus de modernité intellectuel de mettre ce rapport au religieux à la place des musulmans .

Membre du CA d’une coordination de mosquée Fatna Chioukh résume l’évolution telle qu’elle la perçoit :nous sommes passé d’un islam de caves à l’islam de belles cathédrales et aujourd’hui cette trop grande visibilité se retourne contre nous et se traduit par des formes d’exclusion à l’extérieur .A l’intérieur des mosquées il y a une main mise de certains responsables qui ont un comportement d’enfermement.

Comment lutter contre cela ?et comment faire qu’avec un statut on ne se retrouve pas exclu ?

Izza genini : productrice et réalisatrice de films consacrés au Maroc .je voudrais dire toute ma reconnaissance à un pays où nous vivons bien ensemble .Au festival de Fès, toutes les sensibilités et confessions ont chanté ensemble dans toutes les langues . Je suis reconnaissante a ce pays de permettre à tous d’être ce qu’il sont en acceptant l’autre dans sa différence.

Mr Khachane Abderrazak : vivre ensemble c’est s’écouter les uns les autres , sommes-nous capables de le faire ?

Un participant tente pour sa part d’aller plus loin: certains intellectuels et théologiens ont soutenu avec courage que l’islam n’est pas incompatible avec la laïcité, le Maroc a beaucoup perdu quand il a perdu de sa diversité religieuse , à travers le départ des juifs .Qu’en est-il de la nouvelle figure de religiosité portée par les évangélistes qui émergent dans certaines régions du Maroc ?

122 Mme Hadj Nacer, psychanalyste : le bien vivre a la marocaine en donnant l’exemple de Tanger. déjà Matisse en témoignait en 1912 en peignant une mosquée et une

église anglicane qui existe toujours comme existent de belles synagogues.

Mr Rathmani, enseignant en mathématiques à l’université Paris Est : vivre ensemble commence à l’école quid des contenus de manuels scolaires de formation religieuse.

Ces manuels sont-ils conçus dans un esprit de vivre ensemble ? quid de la formation des théologiens ?

Fatema Hal, sociologue réalise un documentaire sur la cuisine du lien relate trois jours de bonheur pour des cuisiniers venus de pays en paix et pays en guerre, musulmans juifs chrétiens passés a Barcelone .n’oublions pas le rôle de l’éducation, des femmes qui ont pris le pouvoir par la cuisine et de la cuisine.

Michel Taube qui précise le « dogme » de la laïcité en France et qui souligne un déficit de communication des oulémas:Nous connaissons la devise de la république française , liberté égalité et fraternité et un peu moins celle de l’UE qui est l’union dans la diversité .Au Maroc se préoccupe ton d’aller vers les représentants de l’islam qui ont d’autres conceptions ?il y des guerres et des conflits entre différentes conceptions de ‘l’Islam et le Maroc qui représente un islam modéré et humaniste ne peut-il pas se mobiliser pour une alliance des spiritualités modérés ?

Président de l’alliance France Maroc, traducteur qui lit un passage de son ouvrage :la base de la tolérance :la charia a telle une place dans un état de droit ?ou l’état de droit a-t-il une place dans la charia ?

123 Un participant vivre ensemble c’est la tolérance c’est l’acceptation de l’autre de l’étranger de l’émigré .Pourquoi en France accepte on les autres religions hormis l’islam qui crée un sentiment de blocage, Qu’est ce qui gène, cette religion ou ceux qui la pratique ?vivre ensemble c’est ne pas rester branché à son pays d’origine, c’est s’identifier aux autres les connaitre .queltles acteurs politiques qui organisent ce vivre ensemble ?

Un conseiller qui évoque la schizophrénie qui existe .On parle du vivre ensemble mais en réalité on organise un véritable communautarisme à travers l’attribution des logements donnés en fonction des origines ou appartenance religieuse .Marianne est schizophrène.

124 Extraits d’intervention

Odon Vallet :

«On est à la jonction de l’histoire et de l’actualité»

Je ferai deux remarques pour commencer .la première concerne le Maroc. Ce pays développe un programme très important de formation des Imams de nombreux pays d’Afrique. C’est un programme essentiel de formation d’une religion de miséricorde, de tolérance, d’ouverture. On y apprend l’interprétation des textes selon le rite malékite .cette œuvre de formation dans la diversité est une œuvre de paix dans un continent secoué par les tensions. C’est d’une importance extrême. Deuxième point : vous avez rappelé que j’ai crée une fondation qui est la plus importante en Europe avec 41 000 bourses au Vietnam au bénin et en France. Je vis au milieu de jeunes qui voyagent, font des stages a l’étranger et partagent des religions diverses, musulmans catholiques, bouddhistes, protestants .Tout le monde s’entend bien, cela veut dire que s’il y respect de l’autre, on peut garder son identité, ses convictions ses traditions. Aujourd’hui en France avec la mondialisation, toutes les religions sont représentées en France mais cela n’empêche pas le vivre ensemble des croyants .Il reste qu’il y a des courants identitaires dans toutes les religions qui vivent replies profondément ancrées dans leurs traditions. Or il n’y a pas de traditions sans trahison.. Il faut sans cesse s’adapter aux temps modernes pour respecter les grandes traditions.

On est à la jonction de l’histoire et de l’actualité .La laïcité connait de nouveaux développement Les différents traités de Versailles de Sèvres ont commis des erreurs

125 qui ne sont pas étrangers au drame des Balkans .Beaucoup de problèmes au P Orient en Afrique du Nord et en Europe de l’Est résultent de conséquences malheureuses de la première guerre mondiale .La laïcité est aujourd’hui utilisé en France et dans d’autres pays européens dans un sens anti musulman .L’anticléricalisme a changé pour devenir anti musulman ;Dans de nombreux pays européens on cherche un bouc

émissaire pour expliquer les problèmes économiques et sociaux . Dans l’entredeux guerres avec la crise 20 on disait que c’était la faute des juifs .auj le chômage c’est les

émigrés et les émigrés ce sont les musulmans .Il y a un vrai risque de voir la laïcité dériver vers un laïcisme qui cherche à exclure des groupes .La laïcité ne doit pas être condamné : la laïcité consistait a reconnaître les religions dans la sphère privée en permettant à chacun de pratiquer sa religion. J’ai le sentiment compte des difficultés eco et sociales qu’en France et en Europe il y a un repli identitaire .Il faut retrouver des valeurs européennes ouvertes à la laïcité .Shiller en 1792 auteur de l’hymne à la joie hymne de l’Europe avait été fait citoyen français par l’assemblée législative .c’est cette Europe qu’il faut encourager ;le problème c’est qu’il y a une laïcité ouverte et une laïcité fermée qui exclut .Il y a des intégristes de la laïcité qui sont convaincus que tout phénomène religieux est par essence antidémocratique et antirépublicain et que donc la religion doit être confinée à une sphère privée .Qu’en sera-t-il dans l’avenir ?religions intégristes débouche sur les guerres .La laïcité fermée ne marche pas :plus vous condamnez la religion plus celle-ci ressort de tous les cotés .Plus vos martyrisée une religion plus celle-ci va renaître ..Pour que les religions soient des religions de concorde et de paix, il faut donner à chaque religion un espace de liberté.

126 Ahmed Abbadi :

Il faut adapter le texte au contexte

Au vu des tensions qui traversent le monde ,cette rencontre est d’une grande actualité .La tradition de traverser , d’aller vers l’autre est une tradition que notre monde a connu depuis longtemps .En fait il y a cinq grandes écoles .La première école est celle qui conçoit l’autre comme étant l’égaré qu’il faut ramener sur le chemin de la vérité .Ce sont toutes les tendances du prosélytisme .La deuxième école est celle de la manipulation , je vais vers l’autre mais pour l’instrumentaliser c’est ce qu’Edward said a dressé dans son ouvrage « orientalisme »école du dialogue , école résolution du conflit , la cinquième école est celle de la reconnaissance mutuelle notamment à travers les langues internationales .

Nous devons faire face à des problèmes planétaires comme le réchauffement climatique qui concerne tout le monde , lequel selon certains penseurs ce monde serait plat .

Le monde musulman a souffert durant ces deux derniers siècles d’un phénomène d’affaiblissement des institutions traditionnels qui n’ont pas fourni d’effort de rénovation et qui ont été dépassé. Le salafisme c’est le retour vers les sources, mais par quels moyens avec quelles sciences ? la deuxiém attaque fut celle des groupes identitaires Mais on ne peut pas rebatir sans contextualisation ce qui a conduit a la faiblesse d’ attaque : celle des réformateurs

127 Le Maroc avait conservé la commanderie des croyants aussi bien musulman que juif

,jonction entre texte et contexte texte et raison , texte et aspiration de l’âme

.Approche d’ouverture , le Maroc avait envoyé ses élites en 1880 vers le monde nouveau développé vers le japon …Vous évoquez l’affaiblissement des institutions religieuses .On a besoin aujourd’hui d’une rénovation de ces institutions .Au Maroc on a procédé à la rénovation de la vision .Hassan II avait saisi l’occasion du nouveau siècle de l’hégire pour envoyer une lettre aux monde musulman et demander aux musulmans de prendre conscience du contexte nouveau , les révolutions technologiques . Il avait invité à la tradition de l’ijtihad, une approche rénovée de changement .Rénovation du discours, des institutions qui formaient :dar hassania en

1967 le dahir stipulait que ce sont les savants qui savaient le texte mais devaient être conscients du contexte

La rénovation des élites à l’institut de formation des imams et morchidates est une expérience qui a beaucoup intéressé à l’instar de celle de la formation des imams en

Afrique et au Moyen Orient. Il faut également évoquer la rénovation de la gouvernance en 2004 avec la restructuration du champ religieux .Il ne peut y avoir de rénovation religieuse sans rénovation de compréhension du contenu .C’est une condition essentielle. En Islam, la relecture du texte qui prend en considération les nécessités du contexte relecture qui font la jonction entre texte et contexte .Cette question de contenu requiert des formations.

128 Albert Sasson :

« Comment peut-on évoluer ? »

Il faudrait revisiter le texte de la Constitution où sur 170 articles le tiers est consacré aux libertés et droits de l’Homme. Le Maroc a une religion d’Etat, l’Islam, un

Commandeur des croyants, Amir El Mouaminine et non Amir Mouslimine .Le Maroc reconnaît le libre exercice du culte et la protection du culte à l’Etat ; sur el plan historique, nous avons une communauté juive historique importante qui a joué un rôle important dans l’histoire et dans l’identité nationale. Il est reconnu dans le préambule qu’en même temps que le facteur andalou, africain, l’affluent hébraïque est une composante. La question que je pose c’est comment peut-on évoluer ? car la société marocaine évolue .Prenez par exemple le droit des femmes qui a bp évolué en tenant compte du texte difficile a contourner et du contexte .Aujourd’hui on travaille sur l’héritage où il y aura des évolutions .Il y a la société marocaine qui fait pression pour changer parce que le monde change et parce que nous avons quelques

3, 5 millions de marocains dans le monde entier .Comment cette société évolue et fait évoluer le fait religieux ? Il est clair que la religion fait partie de l’identité marocaine mais il y a une évolution .Chez les juifs, il y a une séparation qui se dessine

.Il y a la religion, la foi, l’éducation religieuse, mais en même temps on croit à l’égalité homme femmes, aux droits de ‘lhomme .Pour sur monter les paradoxes, il faut

évoluer dans cette direction du texte et contexte .L’exemple du judaïsme marocain est intéressant. Hassan II se plaisait à dire « moi j’ai mon judaïsme « Il voulait

129 l’opposer à des judaïsmes un peuples orthodoxe en présentant un judaïsme marocain plus ouvert .On a réglé bp de problèmes sur le plan du mariage, du divorce de la répudiation par consensus. Les rabbins se réunissaient et trouvaient une solution et le roi était attentif puisque nous étions dans le statut civil de l’Etat marocain. En

France, le judaïsme est traversé par des courants radicaux et le judaïsme sépharade a

été phagocyté par le judaïsme européen radical et nous avons perdu une certaine convivialité et ouverture envers l’autre .Ne négligeons pas la radicalisation dans nos religions, dans l’islam mais aussi dans le christianisme et le judaisme .L’ouverture que permet aujourd’hui la constitution marocaine nous permettra de trouver une manière particulière de vivre ensemble.

130 Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation :

Quatrième rencontre : Un nouveau regard sur l’immigration

Jeudi 22 janvier 2015

131 4- Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation :

Un nouveau regard sur l’immigration

Plus encore que le 20ème siècle, le 21ème siècle est celui de la mobilité. Néanmoins, il reste plus facile pour les marchandises ou les capitaux de circuler que les hommes.

Les processus migratoires sont de plus en plus complexes et individualisés. Le regard porté sur l’immigration a évolué, car les migrants sont plus que des pourvoyeurs de devises, mais des acteurs de l’évolution sociale et du développement économique, autant dans les pays d’accueil que dans les pays d’origine.

En France, un quart des Français a au moins un grand-parent d’origine étrangère.

Pourtant, tous les observateurs s’accordent sur le fait que les représentations de l’immigration, des immigrés et de leurs descendants sont trop souvent négatives et porteuses d’attitudes discriminatoires. Le débat sur l’immigration est otage de considérations politiques internes et de la condition économique de la France et plus largement de l’Europe, faisant souvent des immigrés les boucs émissaires des maux des sociétés ou ils vivent.

Les termes du débat sur l’immigration ont aussi changé : qualité et quantité.

Aujourd’hui, en France et dans le reste de l’Europe, on focalise le débat sur le trop grand nombre d’immigrés. On parle même d’invasion.

132 Au Maroc, les migrations ont connu plusieurs vagues et leurs caractéristiques ont changé : migrations des qualifiés depuis les années 1980, migrations saisonnières, migrations irrégulières, migrations de femmes seules et migrations des étudiants.

Le Maroc est devenu, à son tour, une terre d’asile et d’installation durable de migrants. Il accueille une immigration de travail, un nombre important d’étudiants

étrangers (essentiellement africains), des migrants en situation irrégulière, « en transit » et des demandeurs d’asile et des réfugiés. A ces flux, s’ajoutent la circulation des élites professionnelles hautement qualifiées entre l’Europe et le Maroc, ainsi que les séjours prolongés de retraités européens, notamment français. Cette situation a conduit le Maroc à adopter une politique de l’immigration et de l’asile radicalement nouvelle. Au Maroc comme en France, la situation des migrants soulève des questions, qui concernent les conditions de leur accueil, le regard porté sur eux, leur intégration au tissu économique et leur rôle dans le processus de

« cosmopolitisation » du pays.

Cette quatrième rencontre-entretien a pour objet d’examiner l’immigration au Maroc et en France à partir de plusieurs questions et sous différents angles: est-ce une bénédiction ou une malédiction ? Est-ce un fardeau ou au contraire une chance ? Y a t-il un changement de regard sur l’immigration en France et au Maroc ? Quelles sont les expériences récentes des deux pays dans ce domaine et quels enseignements en tirer ? Comment faire évoluer dans un sens objectif les perceptions de l’immigration et des immigrés ?

133 Intervenants :

- Benjamin STORA, historien, professeur à l'Université Paris-XIII, président du

conseil d’orientation de la Cité nationale, de l’histoire de l’immigration de

Paris.

- Mohamed KHACHANI, professeur à l’Université Mohammed V, Rabat.

- Albert SASSON, modérateur.

134 Chakib Benmoussa, Ambassadeur de Sa Majesté le Roi Mohammed VI auprès de la

République française :

« Prendre le temps de l’écoute »

Cette rencontre-débat fait partie d’un cycle sur le « mieux-vivre ensemble dans deux sociétés en mutation », qui a été initié il y a plus d’un an. L’objectif est de croiser les regards Maroc- France sur les difficultés, les obstacles du « vivre ensemble », mais aussi sur toutes les solutions qui ont été trouvées ici et là et les innovations qui ont

été introduites. Nous sommes, en effet, convaincus qu’il existe des expériences intéressantes en France et au Maroc, qui peuvent retenir l’attention des uns et des autres. La première édition lancée en décembre 2013, était intitulée « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française » ; la seconde édition portait sur « Mieux vivre ensemble : la lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale », la troisième sur le sujet « Mieux vivre ensemble : religions et transformations sociétales au Maroc et en France ». Cette quatrième édition porte sur « un nouveau regard sur l’immigration ». Ces rencontres ont réuni des acteurs des champs sociaux, politiques et économiques : élus, membres de la société civile, économistes, universitaires, chercheurs, sociologues, journalistes, décideurs, citoyens de toutes origines ; en effet, vivre ensemble n’est pas seulement une question de financement ou d’administration, il comprend aussi de nombreux aspects culturels et spirituels ; c’est une interrogation sur la vie quotidienne et, en premier lieu, sur la place et le rôle des pratiques religieuses, ou encore de l’école où

135 se construit la citoyenneté. Ce sont aussi des valeurs, qu’il faut faire vivre au quotidien.

Les récents événements dramatiques survenus en France ont montré toute l’actualité du « vivre ensemble ». Sous les effets de la mondialisation, de la crise économique, des inégalités, de la fragmentation des sociétés, des chocs culturels, la question du sens de la vie des uns et des autres est plus présente que par le passé. Comment dès lors aborder ces questions dans le respect de la diversité et des valeurs citoyennes, sans tomber dans le communautarisme ou l’assimilation ? Comment apporter des réponses pertinentes dans une approche intégrée cohérente, se fondant sur l’altérité et le respect de l’autre?

Une chose est sûre : face à ces nouvelles réalités, le débat, l’écoute et le partage sur ces questions du vivre ensemble deviennent une nécessité. Dans ce contexte, la question de l’immigration qui est souvent instrumentalisée, doit être abordée car les données objectives ne coïncident pas toujours avec les discours. Cette question intéresse la communauté marocaine estimée, à 1,3 million de personnes, dont une bonne partie sont de nationalité française et se sent parfaitement intégrée à son pays d’accueil, mais qui souhaite conserver des liens avec son pays d’origine. Il faut, dès lors, prendre le temps de l’écoute et de l’analyse pour réfléchir aux politiques et aux moyens qui permettent de faire coexister les citoyens dans leur diversité et le respect de chacun.

136 La Constitution du Maroc, tout en reconnaissant que des Marocains puissent être citoyens d’autres pays, met l’accent sur le lien cultuel et culturel qui peut être préservé entre les Marocains du monde et leur pays d’origine. Le Maroc, qui a été et reste un pays d’émigration et de transit, est aujourd’hui un pays d’immigration – ce qui pose des problèmes d’intégration. Notre rencontre s’efforcera d’apporter divers

éclairages sur ces questions, grâce aux échanges entre des chercheurs qui connaissent bien la problématique : Benjamin Stora, Mohamed Khachani et Malika

Benradi. Albert Sasson, membre du Conseil économique et social et membre de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, introduira les entretiens et animera les débats.

Benjamin Stora : Immigration : qu’est ce qui a changé ?

Benjamin Stora, né le 2 décembre 1950 à Constantine, en Algérie , est un historien français, professeur à l'Université Paris-XIII et inspecteur général de l'éducation nationale depuis septembre 2013. Ses recherches portent sur l'histoire du Maghreb contemporain, l'Algérie, les guerres de décolonisation et l'immigration en France. Il assure la présidence du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration depuis août 2014.

137 « Albert Sasson a résumé mon parcours universitaire, je voudrais rappeler aussi mon parcours de militant et les combats que j’ai menés sur les questions d’égalité, d’immigration et de démocratie. Je me joins également à M. Sasson pour rendre hommage à Abdelwahab Medeb qui nous a quittés et qui était extrêmement attaché au Maroc, où il a vécu.

Mon exposé portera sur la question migratoire dans l’espace universitaire académique français et sur les nouveaux regards que l’on peut avoir sur cette question. En d’autres termes et pour nous résumer, qu’est ce qui a changé par rapport aux vagues migratoires précédentes ? La première question subjective, c’est celle relative à l’accélération dans la connaissance des phénomènes migratoires et l’extraordinaire rapidité de circulation des migrants qui, par centaines de millions de personnes, vont et viennent d’un bout à l’autre du monde. Rapidité dans la circulation grâce aux moyens de communication beaucoup plus efficaces, rapidité dans la communication et le savoir par le biais d’Internet. Ceux qui partent sont donc des gens avertis et beaucoup d’entre eux sont des gens diplômés. C’est une immense différence avec les vagues migratoires antérieures. Cela introduit un deuxième paradoxe : plus il y a de rapidité dans la connaissance et la circulation, plus les frontières se sont fermées et moins l’on a de facilité à circuler notamment dans l’espace Schengen. C’est une contradiction qui crée beaucoup de problèmes et qui engendre la volonté de la transgression. On sait, en effet, que plus les frontières se ferment et plus il y a la volonté de les transgresser et de les franchir. Des murs et des frontières se sont érigés sur le plan économique et politique et l’on constate que cela

138 n’existait pas il y a 20 ou 30 ans, lorsque la circulation était plus libre qu’aujourd’hui et les zones de guerre moins nombreuses. Que ce soit en Algérie, en Libye, en Egypte, en Palestine, les circulations d’individus sont plus complexes et moins évidentes qu’auparavant.

Il y a un autre élément dont il faut tenir compte : depuis 2008, la crise s’est installée durablement et les développements des processus migratoires s’inscrivent dans ces situations de crise prolongée. En France, on compte près de 4 millions de chômeurs, c’est une dimension qui pèse énormément sur la perception que peut avoir la société française sur la migration. Cette représentation est provoquée par la persistance de la crise économique et son installation durable provoque une sensation de panne d’avenir. Ce que l’on appelle l’expatriation en France s’apparente à des départs migratoires qui ont un rapport avec les crises économiques. Il y a des milliers d’expatriés français qui se sont installés à Londres ou de l’autre côté de la

Méditerranée. La France est devenue à son tour un pays d’émigration, alors que pendant longtemps elle aura été un pays d’immigration. Ce phénomène nouveau, cette perception de panne d’avenir, n’a pas encore été analysé par les sociologues, mais l’on sait que l’une des causes première de ces départs, c’est la crise

économique.

Dans les questions nouvelles qui se posent à la société française, il y a l’interrogation autour des modèles d’assimilation ou d’intégration, du rapport à la France, à la nation, à l’Etat, à la République. Cette interrogation est en rapport avec le

139 phénomène des identités maintenues, c'est-à-dire le fait de ne pas vouloir faire disparaître, dans l’espace public, ces fidélités d’origine. Dans la tradition française, les fidélités d’origine se cantonnent à la sphère privée. Dans la sphère publique, nous avons un effacement des différences qui contribue à forger une identité collective.

Les croyances, la foi, les pratiques religieuses existent à l’intérieur de l’espace privé et familial. C’est la tradition classique empruntée au modèle de la civilisation jacobine et de la révolution française. Ce qui est nouveau dans les pays qui ont été soit des pays d’émigration ou d’immigration, c’est qu’il n’y a plus de dissimulation des appartenances ou des fidélités d’origine, uniquement cantonnées à l’espace privé.

Cela intéresse tous les pays d’Europe et cela renvoie, dans l’espace public, à la multiplicité des identités. Il y a ce refus de plus en plus fort chez les jeunes générations. On remarque, en effet, qu’ils ne veulent plus se cantonner à la sphère privée au niveau de leur imaginaire et de leurs croyances.

C’est un défi nouveau qui oblige la société française à ne plus rester dans la connaissance de soi, mais à connaître l’« histoire » des autres, les mécanismes de cette histoire, les hommes politiques, les pratiques idéologiques des autres. C’est un défi redoutable ! Les enseignants laïques ne peuvent plus être cantonnés à la sphère des connaissances exclusivement nationales. C’est un défi redoutable et nouveau qui concerne la France, mais aussi les pays du Maghreb confrontés à la question migratoire. On ne peut donc rester enfermé dans une seule histoire ou récit unifié national, il faut connaître l’histoire des autres.

140 On connaît les reproches qui pourraient être faits à cette démarche, en particulier celui du communautarisme. C’est un débat franco-français, qui heureusement n’existe pas ailleurs ! En fait, cette circulation mondialisée et très rapide nous oblige

à renforcer, voire à renouveler tout notre potentiel de savoir et de connaissance sur différents thèmes, mais aussi sur l’histoire et l’évolution des migrations.

Dans les années 1920, les migrants marocains allaient vers les mines du nord de la

France, dans les années 1960, 1970, ils travaillaient dans les industries automobiles et on se souvient des grandes grèves de 1982. Dans ces périodes, il s’agissait de migrations collectives, familiales, villageoises. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’individualisation de la migration. Le projet de départ se fait de manière individuelle, alors qu’auparavant les migrants représentaient une famille, un quartier, un village.

Cela complique davantage la perception du phénomène migratoire. Ce sont des individus qui ne veulent pas être confinés dans l’espace privé invisible.

C’est un sociologue algérien Abdel Malek Sayyed qui a raconté les trois âges de l’immigration : la première immigration est celle qui va chercher du travail, la seconde est celle qui s’intègre le plus possible ;la troisième est celle qui recherche ses origines et qui regarde ses grands parents. On est aujourd’hui confrontés à cette génération, les enfants de ceux qui ont fait la marche des beurs et qui estiment que l’engagement de leurs parents n’a pas donné ses fruits et qu’il faut faire intervenir d’autres formes de mobilisation culturelle, associative, religieuse, qui doivent intervenir dans l’espace public. Ce sont là les termes du débat.

141 Prenons l’exemple, souvent évoqué, de comment lutter contre la radicalisation dans les prisons. Le problème n’est pas de savoir s’il faut avoir plus d’imams ou d’aumôniers, mais plus d’universitaires qui vont dans les prisons. Cela éviterait de n’entendre que les religieux ! J’ai enseigné dans les années 1980, dans les prisons, à la centrale de Poissy, par exemple mais aujourd’hui, il n’y a plus de budget pour de telles activités. Ce rôle n’est dévolu qu’aux religieux. Une chose est sûre : nous avons besoin d’entendre les voix d’intellectuels arabes, comme celles de Medeb, de Chebel, d’Ali Benmakhlouf. Un grand chantier vient de s’ouvrir et la France entre dans une nouvelle histoire, dont il faut prendre toute la mesure. Il faut former des enseignants

à la culture et à la civilisation du monde arabo-musulman pour pallier au déficit que l’on ressent depuis longtemps. On a pris un retard considérable sur les questions relatives au statut de l’islam, que la culture française, qui reste jacobine, doit s’approprier. Les musulmans de France ne sont pas culturellement représentés dans leur histoire, leur identité, leur trajectoire. Ils ressentent mal ce déficit. C’est là un grand défi qu’il faut relever et qu’il ne faut pas remettre à demain.

142 Intervention de Mohamed Khachani,

Professeur à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, Université

Mohammed V Rabat

Secrétaire général de l’Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations (AMERM)

“Un nouveau regard sur l’immiıgratıon au Maroc: de l’enjeu sécuritaire à l’approche droits humains”

Le Maroc, pays d’émigration, est devenu également un pays de transit et de plus en plus un pays d’immigration. Ce nouveau contexte a conduit les autorités marocaines

à prendre un certain nombre de dispositions réglementaires et législatives couronnées, dans un premier temps, par l’adoption de « la loi 02-03, relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulières » ; et, dans un deuxième temps, à adopter d’une nouvelle politique migratoire, qui marque une avancée qualitative dans le traitement de ce dossier et qui permet de mettre l’arsenal juridique national en conformité avec les conventions internationales ratifiées par le Maroc.

L’opération de régularisation des migrants en situation irrégulière, qui a pris fin en décembre 2014, devrait permettre à ces migrants de participer à la vie de la cité.

Mais cette participation se heurte à certaines contraintes liées à leur intégration dans la société marocaine.

143 Le contexte migratoire :

Au Maroc, le nombre d’étrangers vivant en situation légale est estimé à 77.554

(2013). Ils sont majoritairement établis dans les villes de Casablanca et de Rabat( 48% du total national). Les nationalités les plus représentées sont les Européens (52%), les sub-Sahariens (18%) et les Nord-Africains (15%). Les sub-Sahariens sont en majorité des étudiants.

Quant aux migrants en situation irrégulière, les estimations de leurs effectifs demeurent très approximatives. Selon le ministre chargé du dossier des migrations, le nombre d’immigrés illégaux au Maroc se situe entre 35. 000 à 40. 000. L’opération de régularisation a révélé l’existence de 114 nationalités appartenant principalement à l’Afrique au sud du Sahara (mais d'autres nationalités sont concernées : Syriens,

Philippins, Pakistanais, Népalais,…ainsi que des citoyens européens).La migration sub- saharienne est devenue visible, notamment à Casablanca, Rabat, Tanger, dans les provinces sahariennes et les présides occupés de Ceuta et Melilla.

Voyageant le plus souvent par voie terrestre, à travers le Sahara, leur départ commence le plus souvent au-delà du désert du Ténéré, à Agadez, au centre du

Niger. Cette cité est devenue le nouveau carrefour migratoire vers lequel convergent presque tous les flux en provenance de l'Afrique de l'Ouest. Ce périlleux voyage se termine parfois dans les mirages du désert. Selon le Directeur général de l’Organisation Internationale sur les Migrations, William Lacy Swing, le nombre de migrants décédés aurait atteint, en 2013 au moins 2. 360 (2.109 en 2012). La

144 Méditerranée constitue un ultime obstacle dans leur périlleux périple, rendu encore plus infranchissable par les dispositifs logistique et réglementaire aux frontières de l’Union européenne. Ces migrants se retrouvent ainsi bloqués au Maroc. Cette nouvelle barrière maritime est particulièrement meurtrière, le Détroit est devenu le plus grand cimetière du monde.

Ces migrants sont originaires d’une quarantaine d’Etats africains. Par ordre d’importance, ce sont les Nigérians, les Maliens, les Sénégalais et les Ivoiriens qui sont, comme le révèle l’enquête réalisée par l’Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations (AMERM). Il s’agit d’une population jeune : l’âge moyen est de 27,7 ans ; 95,4% ont moins de 36 ans. C’est une population instruite, 48,5% ont un niveau supérieur au primaire, 32,4% ont le niveau du secondaire ,16,1% ont fait des études supérieures,.

Ceux qui n’ont pas d’instruction, représentent moins du tiers des migrants (31,7%).

La nouvelle politique migratoire

Les attributions du ministère chargé des Marocains résidant à l’étranger ont été

étendues aux étrangers résidant au Maroc. Le ministère est alors devenu, ministère chargé des marocains résidant à l’Etranger et des affaires de la migration. D’autre part, plusieurs facteurs ont contribué à la conception et à la mise en œuvre d’une nouvelle politique migratoire.

145 - La nouvelle Constitution (2011), qui affirme dans son préambule l’attachement du

Maroc aux valeurs des droits humains, reconnaît « la primauté des conventions

internationales sur le droit interne du pays », et donc la nécessité d’ « harmoniser en

conséquence les dispositions pertinentes de sa législation nationale ». La même

Constitution reconnaît aux étrangers et aux demandeurs d’asile la jouissance des

libertés fondamentales.

- La nécessité de mettre à niveau l’arsenal juridique national. “La loi 02-03 relative à

l’entrée et au séjour des étrangers, à l’émigration et l’immigration irrégulière”,

adoptée le 11 novembre 2003, a des fondements sécuritaires ; son adoption s’inscrit

dans une conjoncture internationale et régionale, qui privilégie la dimension

sécuritaire au détriment des droits humains. Cette loi se trouve en contradiction avec

les engagements internationaux du Maroc et notamment:

. la convention internationale sur la protection de tous les travailleurs

migrants et des membres de leurs familles, signée par le Maroc le 15 août

1991 et ratifiée le 21 juin 1993 ;

. la conven on de Genève du 28 juillet 1951, telle qu’amendée par le

Protocole de New York rela f au statut des réfugiés du 31 janvier 1967. Le

Maroc a ra é chacun de ces deux traités, respectivement en 1956 et 1971 ;

. les conventions relatives au trafic de migrants et à la traite des personnes(le

Maroc a ra é le Protocole addi onnel à la Conven on des Na ons Unies

contre la criminalité transna onale organisée visant à prévenir, réprimer et

punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants » );

146 . les conventions du BIT (62 conventions)

Afin d’harmoniser la législation marocaine relative à l’immigration avec les

normes internationales, trois projets de loi sur l’asile, la traite et l’immigration

sont en cours d’adoption pour remplacer l’actuelle législation. Une autre loi

sur le racisme et la discrimination doit être également élaborée par le pouvoir

exécutif.

- Des considérations géopolitiques : Le Maroc cherche à consolider sa

« profondeur géopolitique et historique» dans le continent africain. Cela se traduit

par le développement de la coopération avec les partenaires sub-sahariens sur les

plans politique et économique

- Proposition d’une “Alliance africaine pour la migration et le développement”, dont

l’objectif est d’approfondir une "vision africaine commune" sur la migration basée

sur les principes du droit international des droits de l'Homme.

Tous ces facteurs confortent la réflexion du Roi Hassan II : « Le Maroc est comme un arbre dont les branches sont en Europe et les racines en Afrique ».

La nouvelle politique migratoire a été adoptée, après présentation au Chef de l’Etat d’un rapport sur la question migratoire par le Conseil national des droits de l’Homme

(CNDH). Les recommandations de ce rapport qui s’inspirent des conventions internationales ratifiées par le Maroc, mettent l’accent notamment sur :

- la garantie aux migrants irréguliers, en cas d’arrestation, de mise en détention provisoire ou de jugement, de l’accès effectif à la justice (accès à des avocats et à des

147 interprètes compétents, accès aux autorités consulaires, aux procédures d’asile, aux soins) ;

- l’élaboration de programmes de formation et de sensibilisation destinés aux personnels des administrations chargées de la question de la migration (forces de l’ordre, police des frontières, personnel des prisons, juges, personnel soignant);

- la prise en charge matérielle et juridique des mineurs non accompagnés et des femmes migrantes, en veillant notamment à l’accompagnement psychologique et médical des victimes des violences ;

- le bannissement de toute forme de violence exercée contre les migrants en situation irrégulière lors des opérations d’interpellation;

- l’adoption de mesures pour dissuader les employeurs qui exploitent les migrants en situation irrégulière, et garantir à ces derniers l’accès à l’inspection du travail sans crainte.

Donnant suite à ces recommandations et aux instructions du Chef de l’Etat, le gouvernement a pris les dispositions suivantes ;

- mise en place du Bureau marocain des réfugiés et des apatrides (BMA),

chargé de traiter les dossiers des réfugiés ;

- régularisation de certaines catégories de migrants, selon des critères bien

définis, avec une commission de recours dans laquelle siège le CNDH .

148 Le dispositif de régularisation a exigé la mise en place de 83 «bureaux des étrangers», afin de recevoir et valider les demandes de régularisation. Ces structures existent dans chaque préfecture et province du Royaume. L’État a ainsi mobilisé plus de

3. 000 cadres, qui ont bénéficié d’une formation spéciale pour superviser cette opération de grande envergure. Celle-ci qui devait prendre fin le 31 décembre 2014 concerne seulement :

- les étrangers, conjoints de ressortissants marocains, justifiant d'au moins deux ans de vie commune ;

- les étrangers conjoints d'autres étrangers, en résidence régulière au Maroc et justifiant d'au moins quatre ans de vie commune ;

- les enfants issus des deux cas susvisés ;

- les étrangers disposant de contrats de travail effectifs d'au moins 2 ans ;

- les étrangers justifiant de cinq ans de résidence continue au Maroc ; et

- les étrangers atteints de maladies graves.

Ces dispositions s’appliquent aux étrangers, entrés sur le territoire national avant le

31 décembre 2013, et quelle que soit leur nationalité.

La question de l’intégration

On distingue généralement quatre espaces d'intégration : les espaces économique, social, politique et culturel.

149 Espace économique

Au Maroc, l’accès des étrangers au marché de l’emploi est réglementé. Le nouveau code du travail traite cette question dans le chapitre V : « De l’emploi des salariés

étrangers ». L’article 516 de ce Code stipule que « tout employeur désireux de recruter un salarié étranger doit obtenir une autorisation de l’autorité gouvernementale chargée du travail. Selon ce texte, les travailleurs étrangers jouissent des mêmes droits et obligations que les travailleurs nationaux.

Les migrants réguliers exercent des emplois, principalement dans les secteurs du BTP, de l’hôtellerie et de la restauration, de l’industrie, l’aéronautique et automobile. Ils contribuent ainsi au renforcement des compétences locales dans ces secteurs.

Les migrants en situation irrégulière travaillent dans les secteurs les moins attractifs pour la main- d'œuvre nationale. Ce sont en général des emplois sans qualification ou très peu qualifiés, des emplois saisonniers (agriculture) ou qui dépendent beaucoup de la conjoncture économique (construction), qui n’offrent pas de garanties juridiques et de travail (services domestiques).

Espace social

Le logement est déterminant pour l’intégration sociale dans la mesure où par sa taille, ses caractéristiques et son environnement, il facilite ou compromet le regroupement familial. Mais le logement est aussi déterminant dans la mesure où il

150 conditionne la qualité de reproduction de la force de travail et commande l’accès à un certain nombre de services, tels que les services scolaires. Si la question du logement ne pose pas de problème pour les migrants en situation régulière, ce n’est pas le cas des migrants irréguliers; d’après l’enquête réalisée par l’AMERM, les conditions de logement des migrants sub-sahariens sont difficiles : 63% vivent dans des chambres collectives, 3% dans des bidonvilles, 10% dans la nature et seuls 8% disposent de chambres individuelles.

Le droit à l’éducation scolaire pour tous est certes un droit universel, mais la scolarisation des enfants d’immigrés est une question complexe à cause de leur diversité culturelle. Cette dernière exige de la part des enseignants « une pédagogie interculturelle ». Si les migrants en situation régulière pourraient accéder, compte tenu de leurs moyens financiers, à l’enseignement dispensé dans des écoles françaises, espagnoles ou américaines, ce n’est pas le cas des migrants en situation irrégulière qui doivent s’inscrire dans l’enseignement public ; une circulaire du ministère de l'éducation nationale, diffusée le 9 avril 2013, autorise la scolarisation de ces enfants.

Espace politique

Au Maroc, les droits politiques sont prévus par la Constitution. La jouissance des libertés fondamentales est reconnue aux étrangers et aux demandeurs d’asile : « Les

étrangers jouissent des libertés fondamentales reconnues aux citoyennes et citoyens marocains, conformément à la loi. Ceux d’entre eux qui résident au Maroc peuvent

151 participer aux élections locales en vertu de la loi, de l’application de conventions internationales ou de pratiques de réciprocité. Ce droit relève en fait d’une démocratie de proximité où la communauté locale devient extensible à tous ceux qui y vivent, sans exclusion.

Espace culturel

La rencontre de la culture du pays d’origine avec celle du pays d’accueil provoque un débat doctrinal entre les partisans de la spécificité et les défenseurs de l’universalité.

Les premiers réclament « le droit à la différence », les seconds le droit à

« l'indifférence ». Si les migrants du “Nord” et des pays arabes ne subissent pas l’exclusion, les sub-Sahariens sont confrontés parfois à la ségrégation sociale

(étiquetage, stigmate) et spatiale (quartier d’habitation) ; cela se traduit dans la multiplication de comportements discriminatoires dans l’espace public et dans l’accès au logement. Cela requiert un travail de fond de la part de tous les acteurs sociaux, et notamment de la part de la société civile et des médias.

152 Conclusion

Au Maroc, le corpus juridique relatif à la nouvelle politique migratoire tend à progressivement privilégier les droits humains et contribuer au mieux vivre ensemble. Cette immigration peut être perçue comme une solution et non un problème. La présence de migrants dans la fleur de l’âge est en définitive un atout et devrait pallier au déficit de main- d’œuvre dans certains secteurs, par exemple dans l’agriculture, le bâtiment et les travaux domestiques.

Ainsi, l’immigré ne doit plus seulement être perçu comme l’ « autre », l’étranger, mais comme un travailleur qui contribue au développement du pays d’accueil et comme un être humain qui a ses propres spécificités. Ceci devrait inciter à découvrir l’altérité en tant que rapport et à vivre la convivialité avec l’"Autre", "le différent". Il faut pour cela développer la communication, l’échange, le dialogue avec tous les jeunes venus d’ailleurs, dans des conditions de liberté et d’égalité.

153 Intervention de Malika Benradi

Professeure de l’enseignement supérieur – Avocate auprès du Barreau de Rabat

Membre du Bureau de l’Association marocaine des études et recherches sur les migrations (AMERM).

« Témoignages des femmes migrantes au Maroc »

Jamais dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu autant de femmes en mouvement dans le monde qu’aujourd’hui. Plus de 90 millions de femmes résident actuellement en dehors de leur pays d’origine. Elles représentent presque la moitié des migrants du monde. Alors que des milliers de femmes accompagnaient ou rejoignaient des membres de leur famille, de nos jours, un nombre croissant de femmes migrent seules et pourvoient aux besoins de leurs familles, autant que les hommes. Certaines sont des migrantes forcées, qui fuient les conflits, les persécutions, les catastrophes naturelles ; pour beaucoup d’autres, elles partent à la recherche de meilleures conditions de vie, la pauvreté et la précarité les mettant de plus en plus sur les chemins de l’exil.

Au Maroc, pays de transit, de séjour provisoire, mais aussi d’établissement, la présence des femmes sub-sahariennes, asiatiques et, récemment syriennes, illustre une nouvelle configuration du phénomène migratoire. Elles sont femmes, étrangères, immigrées, pauvres et visibles, notamment lorsqu’elles sont noires. Elles cumulent

154 donc tous les handicaps inhérents au genre, au groupe ethnique et à la catégorie sociale.

Les paroles de ces femmes recueillies dans les enquêtes réalisées par l’AMERM et actualisées en 2014-2015, témoignent de l’exil et de ses blessures, des violences subies, des conditions de vie difficiles voire, inhumaines, des réactions de rejet dont elles sont victimes au Maroc comme ailleurs, notamment lorsqu’elles sont sub- sahariennes et noires. Elles témoignent aussi de la compassion et de la compréhension, manifestées par la population marocaine, surtout, depuis la décision de régularisation initiée par le Roi Mohammed VI.

Témoignages des migrantes subsahariennes (enquêtes AMERM)

Fuir la guerre, fuir l’insécurité, chercher la vie ailleurs …

Solange, de la République démocratique du Congo (RDC)

« Fuir les violences, la guerre, la misère devenue insupportable, sauver à tout prix la famille de la pauvreté et de l’insécurité. Aller de l’avant, coûte que coûte, sans faillir, sans céder à l’autre violence, celle des compatriotes, des passeurs… supporter la faim, la soif, les agressions, qui ne sont pas seulement verbales, le harcèlement…

Supporter le regard plein de préjugés à cause de la peau noire et à cause de l’image de la pauvreté. Résister au désir de s’insurger et de regarder en arrière. Non ! Plus

155 jamais de vie comme avant. Garder au contraire la tête tournée toujours et toujours vers l’avenir et relever tous ces défis, pour vivre.

Je veux continuer, je dois continuer car pour moi, émigrer, c’est partir chercher la vie…Ici, au Maroc, en dépit de nombreux problèmes, de la cherté de la vie, du rejet du NOIR et de la NOIRE, les gens me proposent du travail».

Anita, du Libéria

J’ai perdu mon mari dans la guerre ; pour moi fuir la guerre, traverser pendant plus d’une année quatre pays, avec des filles, sans moyens, sous la chaleur et le froid, avec la peur d’être attaquées à tout moment, à la recherche d’un espace de paix, c’est vraiment réussir. Ici, au Maroc, même si la vie est dure et que nous subissons toutes les formes de rejet, voire de racisme, j’ai la sécurité, pour moi et pour mes filles. C’est vrai que l’on est bien que chez soi, mais ici devient chez moi parce que mes filles sont en sécurité ».

S’adapter à son nouvel environnement pour moins souffrir

Caroline, du Mali

« Je souffre beaucoup mais je sais qu’au Maroc c’est mieux que chez moi, c’est

également mieux qu’en Algérie, même si ici on est qu’une « azzia », les conditions de vie sont difficiles mais meilleures, on trouve des chambres à louer, la police est plus tolérante, plus sensible à nos conditions de vie, on trouve des associations qui nous aident…les gens vous proposent du travail ; en tant que domestique, je suis bien dans

156 la famille chez qui je travaille, mes amies qui travaillent chez d’autres familles racontent le contraire, elles sont exploitées et peu respectées, moi Al Hamdou Lillah, je suis bien tombée… j’aurais souhaité partir en Europe, mais mon destin est ici, au

Maroc, je m’y adapte et j’espère faire ma vie ici, en me mariant avec un Marocain… ,

ça me met en sécurité »

La mendicité mieux vécue, mieux perçue que la prostitution

Agnès, du Niger

« Mendicité, un moyen de subsistance, je ne l’aurai jamais fait chez moi, mais ici, au

Maroc, l’anonymat me permet de le faire, pour être indépendante, pour être autonome, c’est mieux que se prostituer, les Marocains sont pieux, ils sont sensibles

à notre pauvreté, à nos conditions de vie, surtout les vendredis, le mois du Ramadan, devant les mosquées, dans les cimetières….les mendiants marocains ne nous aiment pas, ils considèrent qu’on leur fait de la concurrence, ils nous chassent, nous insultent et nous demandent de retourner chez nous…, voilà la pauvreté ne suscite pas chez eux la solidarité, je comprends….

Accepter le destin et exclure l’option du retour

Odile, de Côte d’Ivoire

‘On est bloqué, on ne peut pas retourner au pays et on ne peut pas avancer, c’est un problème, Mais ici, c’est devenu chez moi, seul Dieu connaît notre destin et nous aidera… Dieu fera de nous ce qu’il voudra, nous sommes là, chaque soir je me dis je

157 vais retourner chez moi, mais quelque chose me dit que mon avenir est ici au Maroc, j’y reste et voilà que la décision de régulariser les migrants est prise, je suis contente, je ne vivrai plus la peur d’être arrêtée, d’être renvoyée… ici on arrive à se débrouiller, la vie est chère, mais on arrive à manger à notre faim, il faut juste que les Marocains soient moins racistes, pour moi, ils ne se considèrent pas Africains alors que le Maroc est en Afrique, il n’est pas en Europe, vous êtes d’accord avec moi ? »

La maternité : une stratégie migratoire féminine

Valérie, du Cameroun

« Mon compagnon ne voulait pas que je poursuive cette grossesse, il m’a quitté, je ne voulais pas avorter, je l’assume… J’ai accouché à la maternité de Rabat, sans aucun problème, les médecins et les infirmières se sont bien occupés de moi, on a pitié plus aisément d’une femme avec un bébé, cela facilite aussi la mendicité…, les gens donnent plus l’aumône à une femme avec enfants qu’à la femme seule, même si les mendiantes marocaines ne nous aiment pas , elles nous chassent tout le temps dans les ronds points, dans les cimetières, elles considèrent qu’elles ont la priorité en tant que Marocaines pauvres … »

Je n’ai pas voulu abandonner mon bébé, parce qu’il me facilite le séjour au Maroc, on m’a dit que la loi marocaine interdit d’expulser une femme avec un enfant en bas

âge. C’est très respectueux des droits de l’enfant, ce qui n’est pas le cas ailleurs, où j’ai connu toutes les formes de violences… ».

158 Au Maroc : la reconnaissance du combat des migrants

Myriam, du Nigeria

C’est le seul pays, à ma connaissance, où nous avons pu avoir l’autorisation de créer l’Association des Femmes Africaines, nous recevons les femmes en difficulté, un groupe particulièrement vulnérable, nous leur venons en aide pour avoir accès aux soins, pour scolariser leurs enfants, pour leur trouver du travail ou des activités génératrices de revenu, pour également leur apporter de l’aide juridique, etc. Nous sommes soutenues par certaines fondations comme Caritas.

« Notre combat a donné de bons résultats, surtout depuis la décision prise par le Roi

Mohammed VI de régulariser la situation des migrants et des migrantes clandestins et faire respecter leurs droits humains fondamentaux, j’espère aussi que les

Marocains deviendront plus compréhensifs et plus accueillants et qu’ils deviendront moins racistes ; dans le quartier où nous habitons, il y a souvent des réactions de rejet , des disputes, nous sommes tous pauvres dans ce quartier, ce qui n’arrange pas les choses… » (17 octobre 2014).

Femmes asiatiques

Rima, des Philippines

De l’adaptation à l’intégration

« Cela fait sept ans que je suis au Maroc, je suis rentrée clandestinement, j’ai bénéficié de la décision royale de régularisation, je suis contente, je travaille dans un

159 restaurant, bientôt je vais me marier avec un Marocain, je parle le marocain, je m’adapte de plus en plus à la culture marocaine, je pense devenir une bonne épouse marocaine. Avant de travailler dans le restaurant, j’ai travaillé comme domestique chez plusieurs familles marocaines, ce n’est pas la joie, c’est l’exploitation et le manque de considération, la domestique c’est vraiment l’esclave, la bonne à tout faire, sans le moindre respect…mais là, ça va beaucoup mieux… » (28 juillet 2014).

Femmes syriennes

Hajar, de Damas

Le Maroc : Notre second pays arabe

« Même si je vis de la mendicité, j’habite dans un quartier pauvre, où les conditions de vie sont très difficiles, je considère que je suis dans une terre de tolérance et de paix, je partage avec les Marocains la même religion et la même langue, ce qui me permet d’être en sécurité, je ne subis pas le rejet et le racisme comme les femmes noires (les sub_Sahariennes), j’attends que Dieu décide de notre destin, du destin de tous les Syriens qui sont ailleurs. J’ai déposé ma demande de régularisation, je n’ai pas encore reçu de réponse, mais je suis optimiste, c’est le seul pays arabe qui a lancé l’opération de régularisation des migrants, j’espère que d’autres pays, où se trouvent les Syriens, suivront l’exemple du Maroc » (25 janvier 2015).

160 Ces témoignages permettent de comprendre la complexité, la pluralité et la diversité des situations vécues par les femmes migrantes.Ils questionnent les relations qui se tissent et se nouent entre la population d’accueil et les migrants dans un contexte fragile sur le plan économique et social.

La campagne de régularisation, lancée au début de l’année 2014 par le Maroc, vise essentiellement à améliorer les conditions de vie des migrants, en promouvant les principes et valeurs humanitaires, notamment en matière de lutte contre toutes les formes de rejet, d’exclusion, de xénophobie, de racisme… et en soutenant les migrants et les migrantes par de nombreuses actions de protection de leurs droits à la santé, à l’éducation, au travail, au respect et à la dignité. Ainsi, le Maroc inscrit sa politique et sa stratégie d’intégration des migrants dans le cadre des valeurs d’hospitalité, de tolérance et de solidarité, qui ont caractérisé la culture marocaine depuis des siècles. Une telle politique doit être accompagnée de campagnes de sensibilisation ayant pour objectif le mieux_ vivre ensemble, particulièrement dans les quartiers pauvres et vulnérables où vivent les migrants aux côtés des Marocains.

Les médias et l’enseignement scolaire sont de puissants leviers pour véhiculer les valeurs de l’acceptation de l’autre dans toutes ses différences.

161 Le débat : extraits des réactions de l’assistance et témoignages

Najat Mekkaoui, professeure à l’Université de Paris Dauphine.

Je suis franco-marocaine, j’ai grandi en France et je vis à la fois en France et au

Maroc. J’ai la chance de pouvoir circuler facilement entre les deux pays, contrairement à beaucoup de mes confrères et consoeurs, ce qui est regrettable. B.

Stora a évoqué à bon escient la rapidité de la circulation et des connaissances, qui s’accompagnent de fait d’une moindre mobilité. Ce que l’on observe ces dernières années et cela évolue en s’accentuant, c’est que nous avons beaucoup de difficultés pour inviter nos collègues en poste au Maroc qui n’obtiennent pas les visas pour voyager. Cette complexité a pris une telle ampleur que nos collègues préfèrent travailler avec des équipes d’autres pays d’Amérique du Nord ou d’Asie. Concernant les jeunes Marocains qui viennent faire des études supérieures en France, et vu le taux de chômage qui sévit en France et au Maroc, on peut regretter la marginalisation du capital humain .A nous de faire en sorte que les migrations des deux cotés de la Méditerranée apparaissent comme une opportunité.

Bariza Khiari, vice présidente du Sénat

B. Stora a évoqué, les « identités maintenues », une réalité qui prend toute son importance au vu de l’actualité. Etre dans le déni de ce que l’on est, ce n’est plus vivable. On peut être parfaitement intégré avec et dans les valeurs de la République, même si l’on est dans l’affirmation du sujet de l’islam, ce n’est pas incompatible. On peut être citoyen français et en fidélité avec la tradition apportée par ce statut. Dans

162 les années 1980, comme le rappelait B. Stora, il y a eu des intégrations dans les syndicats, les associations, mais en politique cela a été un échec. Aujourd’hui, nous sommes dans une deuxième option, qui est à la fois culturelle et cultuelle, qui privilégie la dimension identitaire. Or, la République c’est le primat de la citoyenneté sur l’identité. C’est là où se posent les vraies questions qui n’ont pas encore reçu de réponses satisfaisantes. Je pense à la radicalisation dans les prisons et à leur aspect criminogène. Je voudrais aussi remercier Driss Yazami,président du CNDH du Maroc, pour tout le travail réalisé par le CNDH qui est à l’origine des propositions faites pour la régularisation de la situation de milliers de migrants sub-sahariens. Il faudra, en

France, proposer en écho une régularisation pour ceux qui sont présents depuis cinq ans au moins sur le territoire. Je voudrais aussi rappeler que je suis à l’origine de l’abrogation de la circulaire Guéant. Les migrations doivent être analysées dans le cadre global des mobilités mondiales, en tenant compte, par exemple, des conséquences du changement climatique et surtout de la dignité de la personne humaine.

Wajih, président de l’association Enfants de demain

L’émigration, c’est l’installation d’une personne ou d’un groupe d’individus dans un pays qui n’est pas le sien à l’origine. Les causes de l’émigration sont différentes selon les époques. La France est une terre d’immigration depuis des siècles avec une accélération depuis la première guerre mondiale avec l’arrivée des populations d’Afrique (Sénégalais, Algériens, Marocains) venus soutenir l’effort de guerre. Vint

163 ensuite la reconstruction du pays qui nécessita beaucoup de main-d’œuvre.

Aujourd’hui, on assiste à une immigration de compétences, de diplômés qui rejoignent les enfants des premiers immigrés victimes de marginalisation et de la politique de « préférence nationale ».Ces jeunes, victimes de discrimination à l’embauche, se tournent vers d’autres voies souvent délictueuses. Ma fille Bac plus 7, spécialisée dans l’architecture antisismique, n’a jamais trouvé de travail sous son nom. En changeant de prénom (Gisèle au lieu d’Ama ) dans ses courriels , elle a reçu de nombreuses réponses . Que faire face à une telle situation ?

Najib Sassnou

Nous connaissons tous certains intellectuels comme A.Meddeb ou Abdenour Bidar, mais nous ne comprenons pas l’absence des autres intellectuels très nombreux qui peuvent apporter une autre vision de l’Islam. Je me pose également une autre question : statistiquement, peut on vérifier si les personnes venues sur le tard en

France s’intègrent mieux que les personnes nées en France ?

Rachid Alaoui

Je suis chercheur et j’ai coordonné le dernier numéro de Migrations sur la diaspora marocaine. Aujourd’hui, nous vivons un problème de fond, comment l’émigré peut il vivre à la fois son statut de citoyen de la République et celui de musulman ? Un musulman qui s’affirme est tout de suite stigmatisé entant que communautariste et en même temps beaucoup de voix s’élèvent pour l’obliger à prendre position. Ces injonctions relèvent pour moi d’une forme de schizophrénie. Ma seconde question

164 aborde le lien entre l’économique et la présence des immigrés qui s’intègrent par le droit. J’ai participé au dernier Forum mondial des droits de l’homme qui s’est tenu à

Marrakech en novembre 2014 et j’ai entendu dans mon atelier des témoignages qui relativisent le compte-rendu de Mme Benradi et mettent en évidence les humiliations quotidiennes, voire les agressions et les viols que des migrantes ont subis. Le racisme est vécu et subi par les sub-Sahariens de manière quotidienne. C’est devenu une pratique sociale courante au Maroc à tel point qu’un hebdomadaire a titré en une de couverture « Le péril noir » et qu’un autre quotidien a proclamé que

« Les sauterelle noires envahissent le Nord du Maroc». On se rend compte que le racisme, qui est la conséquence d’un ancien esclavagisme et de la traite des Noirs, est en train de réemerger.

Réponse de Mohamed Khachani

Nous avons présenté la nouvelle politique migratoire, qui s’efforce de dépasser l’approche sécuritaire pour instaurer le respect des droits de l’Homme. Le racisme, comme cela a été souligné existe, comme il existe ici. Les sub-Sahariens le constatent, dans des enquêtes et sondages que nous effectuons. Nous en sommes conscients, mais notre démarche est d’initier un travail de longue haleine au sein de la société civile et avec l’aide des médias pour trouver des solutions à ce « vivre ensemble ».

Oui, il y a des viols, mais il faut préciser que les trois- quarts des femmes violées l’ont

été avant d’arriver au Maroc. Il existe même des formes de prostitution consentie ,ce que les femmes appellent « payer en nature ». J’ai assisté à la présentation du

165 rapport de Médecins sans frontières intitulé « Violences et migrations ». Quand l’auteur de ce rapport évoque les viols, il laisse entendre que ces viols ont eu lieu au

Maroc, alors que la majorité ont eu lieu ailleurs avant l’arrivée des migrantes au

Maroc. Je voudrais aussi rappeler qu’une partie de la population marocaine est d’origine sub-saharienne et que, de ce fait, le racisme qui existe est atténué par le brassage des populations.

Réponse de Malika Benradi

Il nous faut rester vigilants face aux amalgames qui sont faits entre migration et criminalité, entre migration et violence, migration et terrorisme, migration et islamisme. Les auteurs des attentats contre Charlie Hebdo sont des Français, nés et ayant grandis en France. On a créé les seuils de tolérance, les conflits de culture, qui sont en fait des conflits d’ignorance et de rejet de l’autre. En 1977, le président

Giscard d’Estaing avait été à l’origine d’un rapport qui soulignait trois conclusions : la sous-criminalité des migrants en France, à l’exception des Maghrébins, la caractéristique de violence et la surdétermination de la culture. En d’autres termes, la violence des Maghrébins s’expliquait par leur culture. J’ai fait une thèse sur ce sujet pour montrer qu’il n’y a pas de sur- criminalité et que l’on travaillait sur des statistiques de la peur. C’est la réaction sociale qui est spécifique et qui fait apparaître dans les statistiques les Maghrébins.

Dans les résultats de l’enquête que j’ai présentés, je voudrais souligner qu’il s’agit de femmes qui fuient la guerre, la persécution, la précarité et qui arrivent au Maroc

166 après avoir traversé plusieurs pays dans des conditions inhumaines. Au Maroc, leur premier souci, c’est la sécurité. Cela passe par leur rapport avec la population marocaine ; parfois il y a rejet , exclusion, mais pas toujours .Il faut ramener les choses à leur juste valeur et il faut comparer ce qui se passe au Maroc avec ce qui se passe ailleurs .

Témoignage de Jacques Ould Oudia, chercheur en économie politique du développement, président de l’Association migration et développement

J’ai retenu une idée de fond de l’intervention de Benjamin Stora : l’impérieuse nécessité de la connaissance de l’autre. Les événements récents que nous avons tous vécus, ont montré la méconnaissance profonde, l’ignorance qu’une grande partie de la société française a de ces millions de personnes de culture musulmane qui vivent pourtant dans cette même société .On a mis en avant la dimension de la liberté, mais que vaut la liberté sans responsabilité et sans respect de l’autre ?

Je voudrais aussi parler des nouveaux liens entre la migration et les diasporas et ce qui se passe dans les territoires d’origine. Il y a quatre ou cinq décennies, la migration du Maroc s’est faite à partir des zones rurales ; là, où il y avait peu d’acteurs. Quand le migrant revenait durant les vacances avec son prestige, sa voiture et son argent, il devenait animateur du territoire, où il intervenait fortement. Aujourd’hui, dans ces mêmes territoires, ont émergé des associations, des élus, des médiateurs, des agents de développement. Les liens entre les migrants et leurs territoires d’origine ont changé profondément. Dans mon association « Migration et développement », nous

167 travaillons pour trouver d’autres types de liens entre ces territoires, d’où sont partis vers le monde des millions de migrants, et une migration qui a beaucoup changé.

Youssef Chihabi enseignant -chercheur à l’Université de Paris XIII.

J’ai, pour ma part, un regard dépassionné et un peu plus serein que la plupart sur ces questions d’immigration. J’enseigne dans un territoire dit difficile, mais je peux témoigner que le processus d’intégration fonctionne très bien tant qu’il est à l’échelle de l’individu. La France est un pays qui offre toutes les conditions d’intégration, mais n’a jamais prétendu offrir les conditions d’intégration collective

.Je viens de terminer une étude sur plus de 2.000 ménages marocains installés en Ile de France. Premier constat : il existe un nombre croissant de Marocains qui termine la boucle, c'est-à-dire le cycle de l’émigration.Venus jeunes du Maroc, ces migrants ont travaillé et ils veulent aujourd’hui revenir dans leur pays d’origine. Il faut tenir compte de la fin de ce cycle d’émigration pour préserver les droits de ces migrants.

Deuxième constat : on ne parle plus de migration entre la France et le Maroc, mais de mouvement pendulaire. Beaucoup de « migrants » habitent à la fois le Maroc et la

France, et travaillent dans les deux pays. Il faut aussi tenir compte de ces nouvelles formes de migration circulaire.

Macarena Nono, chef de projet à l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED)

Il n’y a pas aujourd’hui de politique commune de l’immigration au niveau européen. Il existe une juxtaposition de politiques de pays qui se font souvent concurrence. Le

168 vieillissement démographique, la baisse de la population active sont autant d’éléments qui pèsent dans la politique des Etats européens. Au lieu de se positionner comme un pole d’attractivité au niveau européen, on a mis en place des dispositifs nationaux, qui sont plus dépendants des relations diplomatiques et du contexte politique. Aujourd’hui, force est de constater qu’il n’y a pas de dispositif global qui permette un accès au marché du travail et l’on se retrouve avec des paradoxes, comme celui évoqué par Mme Mekkaoui concernant la circulation des compétences. Les dispositifs européens sont complexes, rigides, cantonnés à un parcours dépassé des migrants. Ces derniers cherchent à avoir des mobilités

économiques, mais ces nouveaux parcours et besoins ne sont pas pris en compte par les pays européens qui doivent sécuriser les parcours et s’inscrire dans des logiques de long terme qui permettent de s’investir dans les pays d’origine et dans les pays d’accueil. Si l’on compare la politique d’immigration mise en place par l’Union européenne et celle des Etats-Unis et du Canada, on se rend compte que dans ces deux pays il y a des perspectives et une sécurisation des parcours des migrants.

L’accès dans ces pays est très difficile, mais une fois que l’on y est, il y a une facilitation pour accéder au marché du travail, une facilitation pour avoir la nationalité et une facilitation pour faire l’aller et le retour. L’Europe devrait emprunter ce chemin, car il y a aujourd’hui une concurrence, une course pour les migrants. Au Maroc, il faut souligner les efforts qui sont faits pour profiter des compétences et du savoir-faire de ses diasporas, qui peuvent grandement contribuer au développement de leur pays d’origine.

169 Amal Chevreau, coordinatrice, responsable pôle Etudes de l’IPEMED.

Je voudrais reposer une question qui me semble primordiale : celle de l’éducation. On a beaucoup évoqué la nécessité de changer de regard, ce qui nécessite un changement de culture. Quelle politique éducative peut-on mettre en place dans des pays différents, pour faciliter l’intégration de migrants, souvent de double identité, mais qui créent la richesse ? Comment fait-on ?

Albert Sasson

Il y a toute une histoire de l’immigration marocaine en France ; avec le regroupement familial, des milliers de familles se sont installées en France. Est- ce qu’on leur donne leur part dans l’enseignement de l’histoire ou de l’instruction civique ? Benjamin

Stora l’a bien expliqué, il faut connaître l’histoire de l’autre et ce n’est pas en confinant l’histoire à l’histoire française que cela se fera. Il faut ouvrir cette histoire ce qui veut dire former les enseignants, faire de nouveaux programmes; sommes- nous armés pour cela ? Sommes-nous outillés ? Je ne le crois pas. Au Maroc, nous avons une éducation aux droits de l’homme et à la citoyenneté, on essaie de faire passer un certain nombre de concepts et de principes. Mais là aussi, l’histoire du

Maroc gagnerait à s’ouvrir davantage à tous les pans de ceux qui ont construit cette histoire. Qui sommes nous, d’où venons nous ?

Fouzia Benyoub, journaliste, site Web Atlas Info.fr.

170 Ma question est ouverte : que pensez vous des politiques nationales des pays d’Europe qui sont plus sécuritaires que réellement intégratives ? Ne faudrait-il pas mieux travailler à une politique d’émigration européenne et supranationale ?

J’aimerais également connaître comment est perçue en Afrique, notamment par les gouvernements concernés, la politique d’émigration du Maroc vis-à-vis des sub-

Sahariens, qui est une politique courageuse ? J’aimerais aussi demander à Mme

Benradi, ce qui se fait sur le terrain en matière d’intégration en coopération avec les

ONG et les pouvoirs publics ?

Une participante : dans le droit fil de cette dernière question, je voudrais savoir quelle est l’implication de la société civile ? N’est-il pas de notre devoir, nous issus de la diversité, d’être partie prenante de la régulation des problématiques liées à l’émigration en France ? Nous pouvons être une force dans différents champs (éducation, prévention).

Une autre participante : j’ai vu un documentaire qui évoquait le problème des viols comme faisant partie de l’organisation des filières de l’émigration .C’est ainsi qu’il est exigé, s’il y a dix hommes prétendant à l’émigration, qu’ils soient accompagnés par deux femmes ! Les associations marocaines et africaines doivent prendre à bras le corps cette question en évitant une politique de l’autruche. Quant aux problèmes du culte, j’affirme que nous sommes très mal représentés pour différentes raisons. Dans les prisons, les aumôniers savent à peine parler français et ils doivent s’adresser à des jeunes qui ne parlent pas l’arabe. Il faut se pencher sérieusement sur cette question

171 qui n’est pas qu’une question de communication. Je suis déléguée de parents d’élèves et nous avons sillonné les cités. Ma conclusion, c’est qu’il y a beaucoup de travail à faire que ce soit du côté des pouvoirs publics français, mais aussi du côté des pays d’origine. Mon expérience me conduit à constater que l’éducation nationale est la clef de tout, et il nous faut lutter contre les déperditions scolaires. Les jeunes, et ils sont nombreux, qui sortent du système scolaire, sont récupérés par les dealers ou par les intégristes.

Une autre participante : j’ai écouté avec attention les différentes interventions et constaté une tonalité pessimiste sur les questions de l’éducation nationale, la représentation des Musulmans en France et le rôle joué par les pouvoirs publics marocains. Je suis aussi parent d’élèves et membre de la société civile et je me bats quotidiennement pour éviter les amalgames entre islam et terrorisme qui sont courants ; je me bats aussi contre certaines idées reçues comme celle des aumôniers qui ne parlent pas le français. Je me demande quel peut être le rôle du gouvernement marocain pour éviter ces amalgames ? Et que nous propose-t il à nous qui ne sommes pas représentés ? Je propose, quant à moi, aux représentants de la société civile de s’unir en politique pour lutter contre ces amalgames.

Abderrahim Hafidi, producteur d’émissions sur l’islam et maître de conférences à l'INALCO.

On ne peut pas évidemment analyser un phénomène, celui de l’émigration qui dure depuis plus d’un siècle, en deux heures. Je partirai d’une phrase d’Albert Camus,

172 « mal nommer les choses serait ajouter aux malheurs du monde ». Il faut donc nommer les choses et, pour ce faire, je reprendrai une autre phrase de la psychanalyste Julia Christeva : « nulle part ailleurs au monde, nous ne sommes plus

étranger qu’en France, mais, nulle part ailleurs au monde, nous ne sommes mieux

étranger qu’en France ». La question de l’émigration est entre ces deux propositions ; il y a un malaise, mais ce malaise trouve toujours une espèce d’aboutissement.

Deuxième postulat, il n’existe pas une France, mais plusieurs France. Je préside un comité éditorial sur France Télévisions concernant les émissions sur l’islam, mais je n’utilise jamais le mot islam. L’islam, c’est ce que les musulmans en font et il faut sortir de cet essentialisme. Un observateur avait fait remarquer que si l’on voulait réellement comprendre le rapport de la France à l’islam, il faut lire le rapport de l’islam au catholicisme. D’une certaine manière, la relation de la France à la religion vient de très loin, du concordat de 1804 de Bonaparte, elle vient de cette loi de 1905 sur la laïcité avec un catholicisme qui est sorti par la porte, mais qui est revenu par la fenêtre. L’islam remue tout cela. Mais il faudrait que les musulmans fassent l’effort de connaître leur propre histoire et leur propre patrimoine; il faut faire ce travail et arrêter de dire que l’autre est toujours responsable de nos malheurs ! Le premier député musulman en France, et peu de gens le connaissent, s’appelle M. Grenier de la ville de Pontarlier, dans le Doubs ; avant d’entrer en 1896 à l’Assemblée nationale,il a fait ses ablutions et il a été chahuté. Qui va le défendre ? Jean Jaurès, qui va faire un discours historique sur la tolérance religieuse et sur la présence islamique au sein même de l’Assemblée. Les musulmans doivent faire l’effort d’étudier cette histoire

173 pour se rendre compte que l’héritage musulman est suffisamment large pour contenir toute la terre. En d’autres termes, on peut s’acclimater, s’adapter à un espace sécularisé et entamer ce travail d’introspection pour réfléchir sur soi-même.

Mohammed Khachani : on parle souvent de l’émigration comme d’une expérience négative, alors que l’émigration est une richesse, non seulement pour les pays d’origine, mais aussi pour les sociétés d’accueil ; on peut dire cela pour tous les pays européens.

174 Albert Sasson

Quelques conclusions

Cette quatrième édition du « mieux- vivre ensemble » est sans doute, actualité oblige, celle qui a attiré le plus de monde. La prochaine traitera du thème de l’importance de la culture à la fin du mois d’avril et drainera, j’en suis sûr, une nombreuse assemblée.

Parmi les nombreuses idées qui ont sous-tendu les interventions, certaines ont retenu mon attention. La première, présentée par Benjamin Stora, est celle de la nécessaire connaissance de l’autre. Ce n’est pas là seulement le rôle de l’Etat ou de l’école, mais c’est aussi l’affaire des familles, des associations, de la société civile en général. Nous devons tous être engagés dans la diffusion de la connaissance, du savoir. Le mot éducation est le mot clef, même s’il est vrai l’on ne peut pas tout demander à l’école et aux enseignants.

Autre constat, dressé par différents intervenants : il n’y a pas une politique européenne de l’immigration, mais plusieurs politiques, ce qui complique les choses.

On a évoqué la politique de loterie des Etats-Unis qui, malgré tout, ouvre des perspectives. La politique de régularisation du Président Obama qui a permis à des millions de Latino-Américains d’entrer dans la légalité, est exemplaire à cet égard .

Beaucoup d’intervenants ont rappelé la diversité de cette immigration marocaine qui est plus féminisée, plus instruite et qui donne lieu à des réussites. On parle des

175 compétences qui peuvent, à leur tour, contribuer au développement à la fois des pays d’accueil, mais aussi du Maroc, le pays d’origine. L’immigration peut être appréhendée comme une richesse et une opportunité. L’une des intervenantes a rappelé que si tous les immigrés faisaient grève, on pourrait alors évaluer leur poids

économique et leur contribution à l’économie nationale.

Une observation m’a paru récurrente dans les interventions de Benjamin stora, de

Bariza Khiari ou de Abderrahim Hafidi, c’est celle de l’identité. Comment rendre cette paroi entre la sphère publique et la sphère privée un peu plus poreuse ? Comment créer une osmose et jusqu’où ? On a parlé de religion, de culture; il faut rappeler que quand les juifs sont arrivés en France, ils ont fait l’effort de s’adapter, de s’intégrer. Il y a également aujourd’hui des réussites sociales d’immigrés maghrébins dans le monde de la politique, de la culture. Ces exemples peuvent nourrir la révolution dont a parlé Benjamin Stora, qui introduit cette dimension du vivre ensemble. Toutes ces questions doivent faire l’objet d’un débat dans la concertation et dans un cadre global, car l’immigration n’est pas un phénomène ponctuel. Ce siècle est en effet le siècle de la mobilité ; la typologie des migrants a explosé, nous parlons aujourd’hui des migrants climatiques, un thème qui sera à l’ordre du jour de la Conférence sur le changement climatique global qui se tiendra en décembre prochain à Paris. Les changements climatiques vont mettre sur la route des millions de personnes qui vont fuir les sécheresses, les inondations et qui devront faire face aux fermetures et aux contrôles des frontières.

176 Nous avons engagé le débat autour des nouveaux regards sur l’immigration ; une immigration qui change et nous sommes, chacun à son niveau, les instruments de ce changement.

177 5- Mieux Vivre ensemble dans deux sociétés en mutation :

« La culture et le développement culturel, identités culturelles, lien social, dialogue interculturel et production culturelle »

Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation :

« La culture et le développement culturel, identités culturelles, lien social, dialogue

interculturel et production culturelle »

Cinquième rencontre-débat, Mardi 12 mai 2015

(Maison du Maroc, Cité universitaire,75014 Paris)

178 Introduction par M. Chakib Benmoussa, Ambassadeur de Sa Majesté le Roi

Mohammed VI auprès de la République française

Monsieur le Ministre, Mesdames , Messieurs,

Merci d’être présent à notre rencontre-débat portant sur la culture et le développement culturel, qui fait partie du cycle sur le « mieux-vivre ensemble dans deux sociétés en mutation ».Celui ci a été initié, il y a plus d’un an, avec pour ambition d’améliorer les conditions du vivre ensemble dans chacun des deux pays. La première rencontre en décembre 2013, était intitulée « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : regards croisés sur les sociétés marocaine et française », la seconde rencontre portait sur « Mieux vivre ensemble : la lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale » ; la troisième sur « Mieux vivre ensemble : religions et transformations sociétales au Maroc et en France » ; la quatrième enfin portait sur

« Un nouveau regard sur l’immigration ». Notre rencontre d’aujourd’hui concerne

« La culture et le développement culturel, identités culturelles, lien social, dialogue interculturel et production culturelle » ;elle a une dimension qui exclut l’idée de domination, bien au contraire .La globalisation qui favorise la circulation des biens, des hommes et des idées montre en effet, combien la diversité est une richesse. Elle montre aussi tout l’intérêt de passer d’une confrontation culturelle à une relation de dialogue et de respect de l’autre. Ce dialogue, pour être efficace, doit être placé au niveau international, tout en étant porté par chaque société.

179 En France, la question de l’exception culturelle a été érigée en principe, car elle permet de préserver le patrimoine extrêmement riche de la France et de résister à la marchandisation à outrance de la culture .La France est riche dans la diversité de ses expressions culturelles nationales et régionales et elle s’est nourrie des différents apports des vagues d’immigration .La France développe aussi une politique active à l’échelle internationale ,notamment via la francophonie, qui promeut la langue française et des valeurs partagées par les pays qui ont en commun l’usage du français

.

Le Maroc ,de son côté , a ses propres spécificités culturelles, qui sont nées de son histoire et du brassage qu’a connu le Royaume et qui a créé une diversité culturelle, aujourd’hui reconnue dans le texte de sa constitution .Celle ci stipule, en effet, que l’identité nationale est la résultante de plusieurs composantes : arabo musulmane, mais aussi amazigh, hassanie, sahraouie, hébraïque …Le Maroc a érigé le développement culturel comme un axe faisant partie des différents domaines de développement, qui sont abordés simultanément .On observe ainsi une effervescence dans tous les domaines artistiques .Les manifestations culturelles qui ont eu lieu en France, au Louvre « Le Maroc médiéval :un empire de l’Afrique à l’Espagne » et à l’Institut du Monde Arabe(IMA) sur la création culturelle du Maroc contemporain, ont montré un Maroc pluriel .L’intérêt suscité par ces manifestations

,exposés et débats, démontre que le dialogue entre les cultures peut être très fécond

.Aujourd’hui ,alors que la France a connu les événements tragiques du 7 Janvier

2015,on se rend compte de l’importance du dialogue culturel. Notre rencontre peut

180 contribuer à la réflexion sur la place de la culture dans notre relation .Comme les autres fois , cette rencontre réunit des acteurs des champs sociaux, politiques et

économiques : élus, membres de la société civile, économistes, universitaires, chercheurs, sociologues, journalistes, décideurs, citoyens de toutes origines intéressés par ce thème du vivre ensemble, qui interpelle l’école, la citoyenneté, les pratiques culturelles et les valeurs, qu’il faut faire vivre au quotidien.

Merci à Mr Xavier Darcos, plusieurs fois ministre et actuellement ambassadeur pour le rayonnement du français à l'étranger ,qui nous a fait l’honneur d’être parmi nous ce soir ; merci au Secrétaire général du ministère de la culture qui vient de Rabat ; et merci à Abderrahim Hafidi, professeur à l’INALCO, sociologue et journaliste, d’animer comme il sait fort bien le faire , cette rencontre-débat.

« La culture et le développement culturel, identités culturelles, lien social, dialogue interculturel et production culturelle »

Abderrahim Hafidi : le thème que nous abordons aujourd’hui est grave et sérieux. Il va impliquer un échange, un croisement de regards sur ce que l’on appelle le

« paradigme culturel ».J’ai souvenir, il y a une vingtaine d’années dans un contexte de crise économique, de l’ouverture du JT par Roger Gicquel, qui commençait ainsi : « Bonsoir, la France a peur ! ».Une phrase qui avait jeté le désarroi et qui fut à l’origine de débats passionnés sur pourquoi la France a peur ?

181 Vingt ans plus tard, nous avons l’impression de revivre ce contexte de peur, qui s’est généralisé un peu partout dans le monde. En France, nous avons avec le Front

National peur de ceux qui nous envahissent, les migrants ;ces derniers sont aussi présents au Maroc, qui assiste à l’ émergence d’une « mondialisation sans cœur, ni miséricorde ». Dans ce climat anxiogène, que faudrait-il faire pour préserver le vivre ensemble ? C’est la question que je poserai à nos invités en leur demandant s’il y a une culture dominante et une culture dominée,ou bien y a-t-il un partage complexe d’une culture universelle. C’est à partir de ces questions que nous allons débattre avec deux de nos invités :Lotfi Lamrini, qui vient de loin , qui est Secrétaire général du ministère de la culture du Maroc, qui nous dira quels sont les défis et les choix de la politique culturelle marocaine ;et Xavier Darcos, qui a assumé de nombreuses responsabilités notamment en tant que ministre de l’éducation nationale et qui est, aujourd’hui, à la tête d’une institution de rayonnement de la francophonie et de la culture française.

M. Darcos, vous êtes écrivain , académicien , homme de lettres et je vous demanderai ce que signifie pour vous la culture dans la situation complexe actuelle.

Lotfi Lamrini : je retiendrai le mot de complexité .Notre environnement est marqué par l’impact de cette mondialisation sans cœur ni miséricorde que vous évoquiez ? et qui est illustré par l’immigration, la montée des extrémismes, des intégrismes de tout bord .Le secteur de la culture apparaît comme une bouée qui pourrait sauver les

Etats Nations des soubresauts de cette globalisation. Le Maroc ?qui est différent et

182 particulier ? fait partie néanmoins de cette constellation .M ; l’Ambassadeur, en introduisant ces débats, a souligné la diversité de la culture au Maroc et de la reconnaissance qui a été faite au niveau de la Constitution de 2011. La diversité et ses composantes amazigh, hébraïque, hassanie, sahraouie ont été ignorées dans les constitutions précédentes .Il y avait une raison à cela : la diversité pouvait dériver vers la désunion dans un Maroc qui cristallisait des identités plurielles reliées à l’ethnie ou à la tribu parfois en mode siba , c'est-à-dire ne reconnaissant pas le pouvoir central . La diversité qui était reconnue au niveau social et culturel, comme en témoignent les différents registres de la musique andalouse, gnaouie et autres, n’était pas toujours souhaitée, notamment dans certaines régions qui faisaient preuve de méfiance. Depuis 2011, cette reconnaissance des composantes de la diversité culturelle traduit une maturité suffisante du Maroc pour admettre en son sein l’existence de cultures d’égale dignité et qu’il peut transmettre une culture du vivre ensemble qui est séculaire, mais de manière plus apaisée. De ce point de vue , le Maroc fait œuvre utile .Par ailleurs, le Maroc est devenu , un peu malgré lui, un pays d’immigration , puisqu’il connaît des problèmes de chômage , de pauvreté

…Mais le Maroc a choisi d’accueillir des migrants jeunes et qui ne parlent pas l’arabe

,venus principalement d’Afrique subsaharienne , de leur reconnaître des droits en matière de santé , d’éducation et de travail .C’est une avancée majeure en matière de droits de l’homme, même si des questions d’intégration restent encore posées.

Mais, comme le disait le prix Nobel d’économie, K.Galbraith, « ceux qui peuvent

émigrer , se déraciner et tenter de sortir de leur pauvreté sont les éléments les plus

183 utiles et plus résistants » .Ayant émigré durant vingt années au Canada , je ne peux qu’adhérer à cette réflexion .

Abderrahim Hafidi :Pour rester sur ce chapitre de l’émigration , je dirai que la France est perçue depuis la Révolution française comme un pays d’immigration , un pays d’accueil , d’ouverture , d’asile .La France a recueilli des vagues entières d’immigrés de Pologne , d’Italie , du Portugal , d’Asie , d’Afrique , du Maghreb …La France est aujourd’hui une terre d’asile et une terre d’interrogations sur ce qu’Emmanuel Todd appelle « le destin des immigrés ». Lesquels immigrés sont aussi des porteurs de culture. Comment dés lors nourrir ce vivre ensemble à partir de tant de diversité ?

Xavier Darcos :

Notre système binaire : transmettre notre message et dialoguer avec les autres cultures

Vous avez présenté le sujet de manière un peu décalée par rapport à la question culturelle, mais vous avez bien fait. La France est dans une situation difficile vis-à-vis de son héritage culturel qui s’inscrit dans une double tradition. La première est ancrée dans une certitude :la France a toujours quelque chose à dire car elle ne doute pas qu’elle soit porteuse d’un message culturel important .Même à l’ère de la mondialisation , d’Internet , des réseaux sociaux des Web 0.. où la culture est partout, les Français restent convaincus qu’ils ont quelque chose qui se transmet , qui est vertical et qui constitue une partie de leur être .L’attachement de la France à

184 son passé est très fort, comme en témoignent les nombreuses célébrations .Dans mon calendrier politique ,j’ai une cinquantaine de dates de célébrations ou de cérémonies, où il faudrait que je sois présent .Il faut faire ce constat : nous sommes très marqués par l’histoire de notre passé . Cela fait partie de la verticalité de notre culture, que l’on retrouve, par exemple, dans les débats qui agitent la réforme du collège en France .Il y a deux camps, celui qui dit qu’il faut continuer à transmettre et ceux qui disent qu’il faut changer .Les sujets les plus modestes renvoient toujours à la verticalité de la culture qui est notre obsession. Le deuxième point , vous l’avez dit

M. Hafidi, nous ne sommes pas une nation qui croit au droit du sang. Il n’y a pas de

Français qui le seraient depuis Jules César !La France est un creuset où des populations et des cultures venaient se fondre en une seule et même nation. Le document fondamental pour la culture politique française, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen .D’emblée, en 1793, lorsque s’organise l’ordre républicain français, il le fait dans une reconnaissance de l’universalité des cultures et de l’universalité de la France d’accueillir toutes les cultures. Ces deux piliers font quelque part contraste .Nous avons d’un coté , la certitude que nous avons une certaine idée de nous-mêmes, car nous avons un héritage , un testament et quelque chose à dire au monde ;et de l’autre, la certitude que nous sommes composites , que nous avons toujours été mêlés et que nous sommes une terre d’accueil .C’est dans cette contradiction que se trouve au fond le débat culturel interne et dans notre politique diplomatique du soft power .

185 Nous exportons ce que la France a de mieux , littérature , musique, gastronomie , design ,mode , parfums …Dans notre message culturel , il y a toujours cette idée que la France a quelque chose à dire et en même temps que nous sommes là pour dialoguer , échanger , comprendre , respecter la diversité des cultures .Nous avons

été un des porteurs de la résolution de l’UNESCO sur la diversité des cultures .Tout en

étant fiers de ce que nous sommes ,nous devons être dans le dialogue avec autrui .

Au fond , ce système « binaire » a du bon ,car il faut être bien avec soi -même pour dialoguer avec autrui .Mais, comme vous l’avez souligné , nous faisons face à de nouveaux problèmes auxquels nous sommes mal préparés. Qu’il y ait aujourd’hui en

France une plus grande visibilité et montée des Musulmans au point qu’il faille construire des nouvelles mosquées, n’est pas un problème .Le problème, c’est que parmi ceux qui pratiquent l’islam, il y en a qui pensent que la religion commande plus que la république. Là, notre système binaire ne fonctionne plus .Si les idées en matière de foi, de pratiques intimes de ces Musulmans font qu’ils ne peuvent pas obéir aux lois de la république, il y a là un réel problème qui peut faire exploser notre système binaire. Si notre certitude est mise en cause au nom d’une diversité qui ne reconnaît pas l’altérité, nous ne savons plus gérer.

Voilà pourquoi nous vivons un moment difficile, lié également aux événements tragiques du début de janvier 2015, résultant de l’action de marginaux, mais qui perturbent l’horizon culturel français et obligent à de nouveaux débats. Je suis d’accord avec vous, Il faut que nous réapprenions à parler, à dialoguer, en faisant

186 tomber ces murs de la peur que vous avez évoqués et qui nous empêchent de rester ce que nous sommes, un peuple d’ouverture, de diversité et de dialogue .Les

événements récents , il faut le reconnaître, ont profondément perturbé le paysage culturel et intellectuel français .

Abderrahim Hafidi :les événements des 7 et 11 janvier ont créé une double impasse : d’un coté, il y a une radicalité que l’on sent , que l’on entend , que l’on voit du modèle laïc qui , d’une certaine manière,réduit les marges de manœuvre pour intégrer ceux qui ne l’étaient pas .De l’autre coté , il y a une frange dans la communauté musulmane qui se radicalise . La question qu’il faut poser, c’est comment ,en tenant compte de cette évolution, s’ouvrir aux autres, lorsque l’on est nous-mêmes dans une fermeture du lien identitaire et comment la culture peut-elle briser ce glacis, du coté de la France et du coté du Maroc ?

Lotfi Lamrini : au Maroc, nous n’avons pas cette problématique .Le Maroc est un vieux pays avec des monarchies qui se sont succédées tout au long de l’histoire.

Constitutionnellement, le souverain est Commandeur des Croyants. La gestion de la religion et de l’impact que peuvent avoir les politiques publiques et les pratiques culturelles font partie d’un domaine de discussion qui est ouvert .Feu le Roi Hassan II avait déjà entrepris une démarche de modernisation qui perdure et nous avons des interfaces qui permettent de régler les types de conflit évoqués. Rappelons aussi que

99% de la population partagent la même foi .Nous n’avons pas de déchirure sociale à ce niveau, même s’il existe des franges marginales qui veulent cristalliser une identité

187 radicale autour de la religion, mais qui ne peuvent pas contaminer le reste de la société avec leurs idées.

Pour le Maroc, on le voit, la question ne se pose pas dans les mêmes termes. Cela dit, la culture a une grande importance pour lisser les tensions et les aspérités .Les actions que mène le ministère de la culture vont dans deux sens : mettre la raison à la place des idées irrationnelles et ouvrir la porte sur l’art, l’esthétique, de manière à contrecarrer ces identités fermées qui s’endiguent et qui ne veulent pas avoir accès à l’autre . Nous sommes dans cette perspective d’ouverture et de consolidation de cette ouverture. Seul bémol : nous n’avons pas les moyens nécessaires pour accélérer ce mouvement de l’ouverture vers la beauté et la rationalité.

Abderrahim Hafidi : c’est Albert Camus qui disait « mal nommer les choses, c’est rajouter aux malheurs du monde » .Peut- on nommer M. Darcos, les freins qui s’opposent au lien social ? En quoi la culture peut- elle être une sortie, là où il n’y a que des impasses ?

Xavier Darcos comment lutter contre les déterminismes sociaux et ethniques ?

Le Maroc a l’avantage, dans une période d’incertitude du Maghreb, d’assurer une stabilité liée à sa constitution et à la légitimité du Roi du Maroc aussi bien en termes religieux, qu’en termes politiques. La question que vous me posez est une question complexe. On ne peut pas y répondre par des réponses strictement culturelles. La

188 France a un ministère de la culture , des outils culturels très nombreux , des directions de la culture dans toutes les régions , des institutions culturelles , des musées …Je rappelle qu’il n’y pas de ministère de la culture dans les pays anglo- saxons , ni en Angleterre , ni aux Etats-Unis .Nous avons souvent des difficultés à trouver nos interlocuteurs quand notre ministre de la culture se déplace dans ces pays .

Mais nos problèmes viennent de sujets à caractère culturel, mais plus périphériques .Je pense à l’école, à l’éducation nationale , qui ne marchent pas très bien , qui ne luttent pas contre la reproduction sociale, contre la ghettoïsation des pauvres .La conjuration du déterminisme social n’est plus assuré par l’école . C’est un sujet immense qui est devenu récurrent .L’OCDE avait montré que l’on pouvait en

France, avec une adresse et un prénom, pronostiquait le destin d’un élève. Si vous vous appelez Gonzague et que vous habitez le 7ème ou le 8 ème arrondissement, vous n’aurez pas le même destin qu’un Mamadou qui fréquente un collège du 93 !

Ces constats nous posent d’énormes problèmes, car nous avons voulu que l’école soit le moyen de lutter contre les déterminismes sociaux et cela a été longtemps vrai ! Les générations d’instituteurs de la IVème République ont formé les élites de la

Nation, qui appartenaient à des familles le plus souvent modestes. Ce fut mon cas.

Mon grand- père, né en 1880, était un paysan analphabète .Mon pèr, né en 1900, avait le certificat d’études. Ma génération, et je suis académicien, c’est l’école qui l’a faite. Ce système, qui a très bien marché au XX ème siècle, ne fonctionne plus. C’est

189 une question qui crée d’énormes tensions, désespère les familles et les élèves, qui n’y croient plus.

La deuxième question, sur laquelle nous avons beaucoup travaillé, concerne ces discriminants qui maintiennent des scissions, des crispations internes et des séparations entre les corps d’origine qui constituent la Nation . En 2005, lorsque nous avons aménagé la carte scolaire pour donner plus de chances aux « discriminés » , nous avons été surpris de voir les élèves se regrouper par origine ethnique et on se retrouvait avec des collèges à forte majorité de maghrébins ou d’Africains .Ce n’est pas ce que l’on souhaitait! On voit à quel point les déterminismes peuvent peser sur une société, alors que nous voulions que l’école soit un moyen de promotion et de brassage social. C’est une question qui explique tout le reste, l’insertion professionnelle, l’emploi.. Il y a de moins en moins d’élèves d’origine modeste qui s’inscrivent à l’Ecole polytechnique ou Centrale, ou aux grandes Ecoles. Or,c’est le contraire qui se produisait avec ma génération, où la majorité des élèves qui s’inscrivaient dans ces grandes écoles étaient d’origine modestes , la plupart d’entre eux étant repérés par les instituteurs. Aujourd’hui, 90% des diplômés de l’Ecole

Nationale d’Administration sont fils de ministres, députés ou hauts fonctionnaires.

Abderrahim Hafidi : l’ascenseur social est en panne, dites-vous ; mais l’élément discriminant aujourd’hui n’est pas seulement relatif à l’échelle sociale, il est aussi ethnico- religieux. Signe de ce glissement, on ne parle plus d’immigrés, mais de

Musulmans .Vous êtes tous deux aux manettes des politiques culturelles : que faites-

190 vous, que font vos institutions pour faire de la culture un outil du vivre ensemble et du lien social ?

Lotfi Lamrini : depuis l’adoption de la Constitution de 2011 , il y a une mise à niveau de la politique de notre département pour valider ses programmes en conformité avec les dispositions constitutionnelles .Il y a des facteurs structurels, qui commandent la politique publique en matière de culture au Maroc, en rapport avec des éléments macroéconomiques. Ainsi,le niveau d’alphabétisation a un impact au niveau des infrastructures ,si nous voulons avoir une politique de proximité .Nous avons une classe moyenne de l’ordre de 35% de la population , qui peut acheter et consommer des biens culturels .Au niveau constitutionnel , nous avons l’énoncé des droits culturels , (droit à la culture droit à la liberté de création , droit à la participation et même droit au soutien public à la culture) .Nous avons deux langues officielles : la langue arabe et la langue amazigh, langue officielle en devenir .Il faut prendre en considération tous ces éléments , tous ces indicateurs pour établir une politique qui sera fondée sur la proximité, alors que 30% des chefs- lieux de province ne disposent d’aucune infrastructure ainsi que sur le développement des industries créatives .Cela se fait à partir d’appels à projet .Pour cela, l’enveloppe budgétaire a

été multipliée par 5 ;de 2012 à aujourd’hui, nous sommes passés de 10 millions de

DH à 60 millions de DH pour intervenir sur toute la chaîne , encourager la création dans les domaines de la musique , du théâtre , du cinéma et faciliter l’accès au marché international et la préservation du patrimoine artistique . Tout cela se fait grâce à des infrastructures et à une politique de soutien aux festivals, aux concerts,

191 à l’action artistique, à coté des festivals patrimoniaux, qui permettent de consolider le lien social dans les régions les plus reculées du pays.

Nous avons ,d’autre part, à coté d’un patrimoine immatériel important, un énorme potentiel en termes de ressources, qu’il faudra traduire en produits pour que la culture devienne un véritable levier de développement. Nous avons aussi la diplomatie culturelle que j’ai évoquée et à laquelle nous accordons un grand intérêt avec toutefois un budget limité (60 millions d’euros) . Des efforts sont déployés pour que l’offre culturelle soit plus étendue et pour que les jeunes et moins jeunes puissent avoir l’espace nécessaire pour participer au développement culturel .

Cette dynamique doit être confortée sur le terrain .En témoignent les festivals qui se multiplient à partir du mois d’avril, même dans les villages les plus reculés comme à

Mhamid Ghizlan, qui, avec ses 4000 habitants, organise un festival international .

Pour nous, c’est cela l’ouverture vers l’autre, vers l’esthétique , vers l’Art ..

M. Darcos évoquait l’importance de l’éducation et le rôle de l’école dans la transmission des valeurs .A ce niveau, nous avons des déficits importants en matière d’enseignement artistique.L’école publique a failli depuis quelques décennies et même les acquis que nous avions dans les années 1960 et 1970 ont peu à peu disparu, sans être remplacés.

Francophonie, multilinguisme ou le poids de l’histoire

192 Abderrahim Hafidi :au Maroc , la langue arabe n’est plus le socle unique, puisque l’amazigh est devenue langue officielle . De son coté, la France n’a pas ratifié la convention européenne sur les langues régionales, ne reconnaissant que le français .

Vous êtes ,M. le Ministre, le promoteur de la langue française à travers le monde .La langue française est elle le véhicule unique, exclusif des valeurs ou peut- on penser qu’un jour, la France pourrait devenir un pays multilingue?

Xavier Darcos : là encore, le poids de l’histoire est lourd . Ce sont les révolutionnaires et ,en particulier, l’Abbé Grégoire qui ont considéré qu’il fallait éteindre les diversités linguistiques, qui empêchaient la Nation de se constituer. Jusqu’en 1950, il était écrit

à l’entrée des écoles qu’il était interdit de cracher par terre et de parler patois !La chasse au patois , la chasse à l’occitan , la chasse au breton était une obsession de l’école de la nation tout au long du XIX ème siècle et dans les écoles de Jules Ferry

.Personnellement , je suis favorable aux langues régionales , je parle l’occitan ,la langue de mes origines natales, et j’aime beaucoup cette langue .Je trouve que nos crispations sur ce sujet n’ont pas de sens .

Nous avons cependant des enseignements de langues et de cultures d’origine

,notamment l’arabe ; nous avons une grande diversité d’offres linguistiques , nous avons compris que nous devions parler d’autres langues que le français comme l’anglais par exemple .Nous essayons de nous diversifier, mais nous sommes quelque peu prisonniers au fond de l’idéal de la francophonie .La langue française est considérée comme une espace mental, politique , économique et pas seulement

193 linguistique. C’est une manière de voir le monde ,de le juger , de le comprendre

.Nous portons comme des vigiles la francophonie et nous y consacrons un budget important .Le poids de l’histoire , de l’idéal révolutionnaire est lourd et nous sommes porteurs de l’idéal de l’Organisation internationale de la francophonie et nous ne voulons pas reculer sur le français .

Nous avons une difficulté pour renouveler nos modes de pensées et nous n’avons pas su donner suffisamment confiance aux générations qui montent pour qu’elles se débarrassent de ce poids. Les jeunes générations pensent que nous n’avons pas été suffisamment ouverts et modernes , que nous avons laissé une dette épouvantable et que nous les avons en fait sacrifiés .Nous ne savons plus donner confiance aux jeunes sur ce monde qui vient et il y a une étude qui a montré que les jeunes français étaient moins confiants dans leur avenir que les jeunes du Bangladesh .Il y a une vraie défiance vis- à -vis de ce que nous transmettons.Il faut nous renouveler, faute de quoi nous risquons de laisser un héritage contesté à nos jeunes .

Abderrahim Hafidi : le Maroc est pays francophone, francophile .Aujourd’hui, la

Méditerranée est devenue un cercueil ambulant avec les tragédies que nous connaissons et qui concernent le Maroc et la France .Comment concevoir un vivre ensemble qui soit un projet humain et civilisationnel ?

Xavier Darcos : le Maroc est un allié considérable sur le plan culturel .Je me rends très souvent au Maroc et je suis frappé par la qualité de ses intellectuels et le niveau des débats qui touchent toutes les disciplines. Nous nous sentons dans un univers qui

194 nous est proche, avec un sens dialectique très élaboré. Nous pouvons donc nous parler et chaque fois que des dispositions étaient prises pour nous empêcher de parler , on constate que cela n’est pas dans notre intérêt .D’autant que le reste des pays du Maghreb est quelque peu compliqué pour nous :l’Algérie reste dans une vision conflictuelle par rapport à sa mémoire , la Tunisie tente de se reconstruire

.Avec le Maroc, qui est heureusement là, nous pouvons nous entendre et nous devons le faire absolument .Sur ces questions qui obsèdent l’Europe et que vous avez abordées M. Hafidi, l’immigration, la gestion de la Méditerranée, etc..nous devons en parler de manière à nous faire entendre et de faire de la Méditerranée un espace d’échange ; il n’’y a pas de front au Nord qui se protégerait contre le Sud .De part et d’autre de la Méditerranée , ce sont les mêmes questions qui se posent, contrairement à ce qu’écrivent ou en disent les médias .

Le Maroc un chantier d’activités culturelles

Abderrahim Hafidi : vous disiez, M. Lamrini, que le Maroc est un chantier d’activités culturelles .Il y a partout des manifestations culturelles ;d’où vient cette « boulimie » culturelle, qui a essaimé il y a une vingtaine d’années, et comment le Maroc se distingue-t- il au Maghreb ? En quoi aussi votre ministère est- il un acteur de cette effervescence culturelle ?

Lotfi Lamrini : il y a effectivement effervescence depuis deux décennies .Cela est du

à deux facteurs :la politique de soutien de l’Etat qui a alloué des enveloppes budgétaires de plus en plus consistantes pour le cinéma , le théâtre.Le Maroc produit

195 25 longs métrages par an .L’enveloppe budgétaire consacrée aux arts et à l’édition a

été multipliée par 5 en peu d’années .

Il y a, d’autre part, une nouvelle génération de Marocains curieux, éduqués , ouverts sur le monde , branchés .Le résultat de cette effervescence, c’est que l’on trouve de tout , des festivals de facture mondiale .Il y a un engouement relayé par le soutien de l’Etat .Par le biais des collectivités territoriales ,ce sont 90 millions d’euros qui sont alloués aux associations .A l’échelle du Maroc , ce n’est pas rien ! Nous avons un dispositif administratif qui fonctionne bien et qui témoigne de la volonté de l’Etat d’encourager cette dynamique. L’ouverture de l’espace audiovisuel a aussi joué un grand rôle : radios privées , médiateurs et nouveaux métiers .Vont accompagner ce développement culturel , un fonds de 200 millions de DH ainsi qu’une société de développement des industries culturelles, qui offriraient des circuits de facilitation de financement ou de garantie de prêts.A mon avis , c’est un processus qui pourra se développer rapidement .L’année dernière, le Maroc a organisé le premier salon de l’export de la musique en Afrique et au Moyen- Orient .L’année prochaine, nous allons créé le Bureau de l’export de la musique marocaine ,car celle- ci est très appréciée à l’extérieur de nos frontières . En plus du rayonnement du Maroc, l’exportation de sa musique permet de gagner de l’argent !

Débat

Omar Lakrati, Association « Le cercle franco marocain » : ma question est simple , qu’en est il du projet de création d’un centre culturel àParis ou dans la région

196 parisienne , projet déjà discuté avec le ministre chargé des RME et avec les associations ?Nous avons besoin d’une maison de la culture …

Fatima Chibane, poète : j’ai été invitée au centre culturel de Kénitra et j’ai été frappée par le dénuement des lieux. Il n’y a pas d’affiche, pas de programmation, pas de responsable culturel, hormis quelques bénévoles associatifs .Ma question est relative à la formation des acteurs culturels. Le Maroc forme- t -il ces acteurs indispensables à la vitalité de la culture ?

Khalid Haddadi, secrétaire général de l’association « Maroc, devoirs et droits » :je voudrais aborder la question du lien entre culture et vivre ensemble, en vous soumettant deux éléments . La France , a durant ces trois dernières décennies, une tradition fondée sur la cohésion sociale. Dans la III ème République,la vision universaliste, l’unité de la langue se faisaient de manière déclarative, mais, dans la pratique, on faisait du communautarisme pragmatique ,en ne froissant, ni en heurtant les Alsaciens ou les Bretons .

La IV éme République a été un équilibre entre cohésion nationale et gestion de l’instruction publique .Au Maroc, au cours de ces quarante dernières années et comme le souligne un ouvrage Edification d’un Etat moderne , l’ objectif principal du pays était celui de la cohésion nationale . La culture a été donc mobilisée au service de cette unité nationale qui se décline notamment au niveau des alliances ou des mariages entre nationaux provenant de différentes régions du pays .La France qui a

197 aussi mis en avant la cohésion sociale, a privilégié l’égalité .Les politiques publiques françaises sont égalitaristes et c’est la dimension sociétale qui est mise en exergue .

Lotfi Lamrini : les maisons de la culture évoquées sont du ressort du ministère qui s’occupent des Marocains du monde. Le ministère de la culture accompagne ce mouvement et je sais qu’il y a dans ce sens cinq projets déjà réalisés dont l’un à

Montréal et l’autre à Bruxelles, dont le coût de fonctionnement est élevé . Ses projets sont ils opportuns, sont ils pertinents ? Se pose aussi une autre question de fond : dans les pays développés, avons-nous besoin d’avoir une maison de la culture ou un centre de culture ou bien avons-nous besoin d’activités culturelles, car les espaces existent .Ne faudrait –il pas mettre les moyens disponibles au service du rayonnement du Maroc en Afrique par exemple ? Je suis d’accord avec Mme Chibane sur les déficits et les carences des centres au Maroc .Ce que je peux dire c’est que les centres qui dépendent du ministère de la culture, ont une programmation trimestrielle qui comporte plusieurs volets : histoire du Maroc , musique , rencontres

, théâtre. Sur la question des acteurs culturels, je voudrais rappeler que nous avons un centre de formation des animateurs ,qui a déjà trente ans et qui a formé des générations d’acteurs professionnels .Les moyens du ministère sont mis à la disposition des associations de droit marocain via des appels à projet . Les procédures et les mécanismes sont suffisamment rodés pour soutenir associations et acteurs.

Au titre de la deuxième session 2015 ,plus de 3 millions de DH ont été consacrés au soutien d’ associations et de festivals culturels .Une commission, chargée de l’étude

198 des projets, a un plan d’action pour les projets retenus et qui doivent bénéficier du soutien du ministère de la culture .

Un représentant de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle

(ISADAC ):je suis moi-même lauréat de l’ISADAC qui forme les acteurs culturels,mais malheureusement en tout petit nombre . Cette formation a été arrêtée pendant quelques années par M. Achaari .Je propose au ministère de former des agents de développement culturel qui pourraient porter la culture même dans les régions les plus reculées.

Un participant :je dirige une association qui projette d’organiser une rencontre de jeunesMarocains ou d’origine marocaine, qui ne connaissent pas le Maroc .Les courts séjours effectués ne suffisent pas et cette méconnaissance est un réel problème : les jeunes ne sachant pas d’où ils viennent, ont souvent des problèmes .Nous nous heurtons aux difficultés de soutien financier :à qui faut- il s’adresser ( ministère , fondation) pour trouver une écoute ?

Un participant : peut- on créer des plates-formes dans les régions marocaines qui permettraient l’échange entre jeunes de France et du Maroc ? Pour les familles qui envoient leurs enfants au Maroc , il n’y a pas de plate-forme d’accueil .Il faut permettre aux jeunes de découvrir le Maroc , de se découvrir et cela ne peut se faire qu’à travers des rencontres organisées .

Omar Mourabit : M. Le Secrétaire général,quand ferons- nous preuve du même volontarisme que celui évoqué par M. Darcos pour son pays , pour défendre

199 l’arabe ?D’autre part, aurons- nous un jour une véritable politique de l’édition, qui permettrait à nos jeunes de lire et donc d’avoir un niveau culturel suffisant ?

Lotfi Lamrini :l’apprentissage de la langue arabe est un sujet sérieux sur lequel nous avons pris du retard .Jusque- là nous ne disposions que d’un texte de loi sur l’Académie Mohamed VI de la langue arabe, dont l’objet et les attributions concernent la mise à jour de la langue arabe et son développement .Il est impératif que cette institution voie le jour, car la langue arabe est figée et beaucoup de mots ne sont plus utilisés .Il n’y a aucune interaction avec la société, alors même que chaque jour, grâce à la créativité des gens, de nouveaux mots apparaissent .Nous avons un deuxième problème :la constitution a institué une deuxième langue officielle , l’ amazigh , ce qui nous pose un problème de coordination .Si l’on veut développer l’arabe, l’amazigh et d’autres langues , l’anglais ou l’espagnol , qui doit coordonner cette opération ? Nous n’avons aucune institution qui s’occupe de ces défis du Maroc de demain .Car,pour répondre à la question posée ,il s’agit en effet de renforcer la langue arabe qui soit accessible aux gens et à la science , il faut une langue amazigh qui soit utile , une langue étrangère pour permettre l’ancrage au monde.

Concernant la politique du livre , notre ministère octroie des subventions aux auteurs , à la publication d’ouvrages ,pour la communication faite autour de ces derniers , par exemple dans un salon du livre au Maroc ou à l’étranger .Toutes ces opérations sont prises en charge à hauteur de 70% ! Nous aidons en outre 700

200 bibliothèques publiques, les associations qui se rendent dans des régions éloignées pour porter des livres aux enfants, ainsi que les écoles, grâce à une politique d’acquisition de livres (1,5million d’ouvrages) .Le Maroc est un pays d’oralité et le

Marocain ne lit pas suffisamment .Il faut encourager la lecture et nous réfléchissons sur comment le faire, à l’occasion du lancement d’une grande enquête sur les pratiques culturelles (nous n’avons jamais eu de véritables enquêtes sur ce que privilégient les Marocains en termes de loisirs ou de culture ).

Un participant : je m’exprime en tant que président d’une association culturelle à

Mantes la Jolie et en tant que poète. Deux points nous préoccupent, la politique de subventions et celle des espaces où nous pouvons déployer nos activités. Nous demandons aux autorités marocaines de veiller à un équilibre dans la répartition du budget et des soutiens, et d’opérer des choix pertinents. Pourquoi ne pas consacrer aux ONG du secteur de la culture ce qui est octroyé en une heure à Madonna ? Vous nous parlez du Rap, du Hip Hop …, alors que notre patrimoine du melhoun, par exemple, est en train de disparaître.

Les grands témoins : Henri Bonnier et Albert Sasson

Abderrahim Hafidi : Merci pour cet échange et ces débats .Je voudrais passer la parole à deux témoins, Henri Bonnier et Albert Sasson. Le premier est écrivain et critique littéraire, défenseur de la culture, auteur d’une trentaine d’ouvrages et qui a publié récemment Une passion marocaine .Il a reçu le grand prix de la critique de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. M. Bonnier, qu’avez-vous retenu

201 de ce débat et comment avez-vous relevé ce croisement de regards à la fois distincts et complémentaires entre la France et le Maroc ?

Henri Bonnier : nous sommes à un moment clef de civilisation, car nous vivons une crise d’identité des deux cotés de la Méditerranée, à cause des effets de la mondialisation .La culture dépendait de ce que la Troisième République avait dans l’esprit pour créer un citoyen .La culture répond à une attente et à un besoin .Ce que j’ai entendu des interventions de MM. Lamrini et Darcos ,et que je partage entièrement pour avoir effectué plus d’une centaine de séjours dans le Royaume , c’est que le Maroc et la France sont très proches .Le roman national marocain

équivaut au roman national français .Une fois ce constat fait, il faut étudier les conséquences des coups de boutoir de la mondialisation . Les institutions françaises et marocaines doivent être conscientes des enjeux que nous représentons à la fois comme pôle de stabilité et comme pôle d’expérience .Ne parlons pas d’élitisme,mais d’excellence . Il y a une excellence marocaine et il faut que nous en profitions et il y a une excellence française et il faut que vous en profitiez .

Térence disait « je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Nous avons parlé de l’école, des arts, des livres , du film, mais au -dessus de tout cela, il y a le spirituel , la rencontre avec l’humain .Du même coup , les écoles de musique ou de peinture tiennent peu à face à cette quête de l’humain .Le Maroc est très bien placé pour cette quête de l’humain .Je voudrais aussi vous féliciter pour la tenue de

202 ces rencontres portant sur le « vivre ensemble » qui mériterait d’être gravées sur des pages .

Abderrahim Hafidi : merci M. Bonnier , grand connaisseur du Maroc .Je vais passer le relais à Albert Sasson qui a animé plusieurs sessions du vivre ensemble .M. Sasson a

été doyen de la Faculté des science de Rabat avant de rejoindre l'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) en 1974 et d’en devenir sous directeur-général .Il est membre du Conseil économique, social et environnemental(CESE), membre de l'Académie Hassan II des sciences et techniques ainsi que du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation t de la recherche

Albert Sasson : je voudrais rassurer M. Bonnier : les différentes rencontres du

« mieux vivre ensemble », engagées en 2014 à l’initiative de M. l’Ambassadeur feront l’objet d’une publication .L’objet de ces rencontres n’est pas de décider ou de changer des politiques . Dès le début , nous avions convenu que notre objectif était de faire rencontrer la société civile , de débattre , d’échanger pour comprendre des phénomènes et des évolutions complexes .Il faut rester modeste dans notre démarche .

Ce qui m’a frappé dans la rencontre d’aujourd’hui ,c’est que la France qui est une république, et le Maroc une monarchie, sont deux pays bien différents .C’est une lapalissade mais il fallait le rappeler .Le Maroc a une religion d’Etat, nous avons un

Commandeur des croyants ,nous avons nos spécificités . Mais nous avons tous les deux un ministère de la culture, ce qui n’est pas le cas de tous les pays ; M. Darcos l’a

203 rappelé. Il n’y a pas, par exemple, de ministère de la culture, ni aux Etats-Unis , ni au

Royaume Uni .C’est une question qui est laissée aux collectivités locales , aux communautés , aux associations ou fondations .

En France ou au Maroc, il y a un ministère de la culture qui promeut une politique culturelle définie et soutenue par l’Etat .Les deux pays ont une offre culturelle importante, qui est à l’échelle de chacun d’entre eux . Au Maroc, il existe des programmes, des actions , des initiatives importantes .Pouvait- on, par exemple, imaginer, il y a quelques années , qu’il y aurait des festivals comme qui connaît un énorme succès et qui draine des foules ravies de voir des spectacles gratuits !Il existe aujourd’hui une offre nationale , régionale et même internationale qui n’est pas négligeable .Le troisième point qui revient de manière récurrente dans nos rencontres, c’est la question de l’éducation et de l’école . Les interrogations sur les réformes , le rôle de l’éducation, reviennent comme des leitmotivs . Pour souligner l’importance de ces questions, M . Darcos, lui-même ancien ministre de l’éducation ,nous a dit combien l’école française est aujourd’hui problématique ; d’où les questions de cohésion nationale, du lien social .

Au Maroc , des responsables planchent sur la réforme suivie par le Conseil supérieur de l’éducation de la formation et de la recherche scientifique. Pendant ces cinquante dernières années , nous avons investi des sommes considérables, sans atteindre les résultats espérés . Il est urgent et même vital que nous rattrapions notre retard pour faire une école marocaine citoyenne, fondée sur l’équité , l’accès à tous pour ne

204 laisser personne au bord de la route ,sans pour autant retarder les meilleurs qui doivent être accompagnés dans leur cursus vers l’excellence . La qualité de l’éducation est à revoir à tous les niveaux préscolaire,primaire,secondaire et supérieur .Il y a aussi une question d’inclusion sociale ; cette école doit être intégrée dans la société et notamment dans le monde rural ; nous ne devons pas rater cette dernière chance.

Nous avons avancé sur certains points et, pour vous rassurer, je dirais qu’il existe des points quasi consensuels .Nous aurons un bilinguisme dès le préscolaire .A l’école primaire, on aurait l’arabe ,l’amazigh et une langue étrangère .Au collège,il y aura une seconde langue étrangère. Nous sommes un pays multilingue et c’est une grande richesse, car quand on a plusieurs langues, on a plusieurs cultures .Nous avons été formés à ce multiculturalisme et nous nous défendons bien à l’extérieur, grâce à nos capacités d’adaptation .Les jeunes sont porteurs de cette culture qui permet l’ouverture des horizons et de la pensée. A l’UNESCO, on disait que la culture c’est la vie au quotidien .Le Maroc est en effet riche d’une grande culture ,au quotidien .La

France fait face aujourd’hui à un climat anxiogène , à une peur évoquée par nos intervenants . Comme conclusion, je dirais que le mieux vivre ensemble est possible, grâce à l’osmose de nos cultures , aux échanges, aux politiques culturelles audacieuses et généreuses ,de part et d’autre .

205 6- « Mieux vivre ensemble dans deux sociétés en mutation »

« La révolution du numérique pour mieux vivre ensemble »

Mercredi 26 janvier 2016, 18h-20h

A la Maison du Maroc, Cité universitaire Internationale, Bd Jourdan 75014, Paris

206 Allocution de M. Chakib Benmoussa, Ambassadeur du Royaume du Maroc en France

Mesdames, Messieurs,

A l’orée de l’année 2016 et puisque la tradition permet de présenter les vœux tout au long du mois de janvier, permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année. Après une année 2015 marquée du début à la fin par des événements tragiques, que souhaiter sinon un environnement de paix et de rapprochement auquel nous devons tous contribuer ?

A notre manière et en organisant ce cycle de rencontres-débats sur le « mieux- vivre ensemble », nous avons voulu contribuer à ce rapprochement par le partage des idées et des expériences, par l’enrichissement des points de vue et des échanges exigeants et par le débat empreint de respect de l’autre.

Pour comprendre , décrypter , débattre pour mieux nous rapprocher et approfondir les relations entre le Maroc et la France, nous avons initié ce cycle en 2013 sans éluder les questions de fond .La première rencontre-débat a porté sur « Regards croisés sur les sociétés marocaine et française » , la seconde sur « La lutte contre la pauvreté et l’innovation sociale », la troisième édition sur « Les religions et transformations sociétales au Maroc et en France », la quatrième sur « un nouveau regard sur l’immigration », la cinquième sur « La culture et le développement culturel ».La sixième ,celle d’aujourd’hui, sur « La révolution du numérique pour mieux vivre ensemble »,vient clore ce premier cycle qui a été animé par des ministres , sociologues , anthropologues , économistes, journalistes de renom ,mais aussi par des députés , des élus , des maires ,des responsables d’associations ,hommes et femmes aux prises sur le terrain avec les questions traitées lors de ces six rencontres.

Merci à tous ces intervenants, à tous les grands témoins et aux participants qui, « en intelligence collective » ont participé à ces exercices souvent difficiles qui interviennent dans une période de crispation, de tension et de mutation, et qui ont mis en lumière ce qui nous uni, mais aussi ce qui nous sépare en prenant en compte les diversités culturelles et cultuelles.

207 Le thème d’aujourd’hui « La révolution du numérique pour mieux vivre ensemble » part d’un constat que nous partageons tous :la numérisation est aujourd’hui non plus une technique , un outil ,mais un système de pensée , un mode de vie, une culture qui se diffuse horizontalement .Un mode de vie qui change les rapports entre les acteurs puisqu’il met en relief le fonctionnement en réseau , la transversalité et le mode collaboratif. Cette nouvelle façon de voir le monde touche tous les aspects de la vie quotidienne : social, économique, politique ; elle transforme et bouscule les modes opératoires des entreprises et des particuliers.

Ce fonctionnement repose bien sur de nouvelles règles, de nouveaux processus, de nouveaux besoins et de nouvelles capacités, si l’on observe par exemple l’économie collaborative et le phénomène d’ « ubérisation » de l’économie, qui privilégie pour les usagers, le partage au-delà de la propriété.

Ces changements, ces mutations, ces ruptures conduisent à de fortes évolutions quant au rôle de la puissance publique ,notamment dans l’adaptation de la législation et de la réglementation ,mais aussi de la part des entrepreneurs , des grands groupes économiques , des régions et des villes, qui doivent s’efforcer d’articuler la macro- économie aux nouveaux modèles socio-économiques créés par la révolution digitale. En guise d’introduction à la rencontre-débat, Mme Farida Moha qui jouera le rôle de modérateur ,va rappeler quelques réflexions et questionnements .

Ce passage à l’ère numérique s’est fait rapidement, en moins d’une génération, avec des conséquences en termes d’inégalités qui nous interpellent :le numérique est- il un facteur aggravant d’inégalités ? par quels moyens et chemins peut- on rétablir l’égalité d’accès aux nouvelles technologies ? qu’en est- il de la fracture Nord- Sud entre les connectés et les non connectés ? comment éviter les dérives et transmettre les clefs de lecture aux jeunes sans libérer frustrations et haines ?

208 C’est pour aborder ces sujets que nous avons invité MM. Dominique Wolton et Mohamed Horani et que nous remercions vivement d’être avec nous ce soir.

Mme Farida Moha : je tiens à remercier vivement M. Kouam et toute son équipe qui nous reçoivent à la Maison du Maroc, devenue au fil du temps un espace de rencontre, de réflexion, de débat, où beaucoup de sujets sont abordés sans tabous ni frontières. Merci, M. l’Ambassadeur, d’avoir rappelé l’esprit du cycle du « Mieux vivre ensemble », qui dans un contexte de tensions sociales porte sur les liens que nous avons les uns avec les autres pour « faire société ».En effet ,ces rencontres ont permis d’explorer les possibilités de construire cet édifice commun du « mieux-vivre ensemble ».

Merci à nos deux principaux intervenants : Mohamed Horani ,qui a présidé l’association des professionnels des technologies et de l’information , qui a été à la tête de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM)- l’équivalent du MEDEF français ;il est actuellement président directeur général de Hightech Payment Systems (HPS) qui a reçu plusieurs trophées dans le monde.

Dominique Wolton, que l’on qualifie d’esprit libre qui a toujours privilégié le fond sur la technique, « les prothèses et les tuyaux dites- vous », et qui a surtout privilégié la relation à l’autre, tout à fait en résonance avec ce « mieux vivre ensemble ». Dominique WOLTON est directeur de recherche, directeur de la revue internationale Hermès, fondateur et directeur (2007-2013) de l’Institut des sciences de la communication du Centre national de la recherche scientifique(CNRS).

Mesdames, messieurs,

Le numérique n’est pas qu’un enjeu technique ou économique. Il participe à la construction d’un projet de société et à des transformations importantes grâce à l’utilisation accrue d’internet, des réseaux sociaux, des plates-formes de partage (accès au savoir, aux services, rapport au temps, démocratisation de l’information, changement managérial) Il peut aussi contribuer à une société plus solidaire et plus

209 inclusive. Comment dès lors exploiter cet outil pour renforcer le lien social et favoriser le mieux- vivre ensemble ?

Les outils du numérique permettent de nouveaux apprentissages dans la manière de travailler, d’étudier, de nous relier, de se déplacer, de partager : économie collaborative où le numérique permet le partage et la mutualisation des biens et services. Le numérique crée de la proximité et du lien ; il permet de désenclaver des territoires physiques et facilite l’accès à l’emploi, la formation, l’acquisition de compétences, la culture, les médias ;il peut jouer le rôle d’ascenseur social si certaines conditions sont remplies.

Nous sommes donc entrés dans une phase d’apprentissage collectif, où le numérique joue le rôle d’accélérateur du changement et de libérateur de potentiels. Mais c’est aussi comme la langue d’Esope, le meilleur et la pire des choses ; d’où la nécessité de revoir et d’affiner les objectifs pédagogiques, les messages et valeurs à transmettre. En d’autres termes ,« donner les bonnes lunettes aux jeunes pour regarder le monde » et transmettre les clefs de lecture du monde.

Un autre défi est celui de la lutte contre la fracture numérique, contre la marginalisation sociale et culturelle, tant au niveau de l’accès et des équipements qu’au niveau de la formation.

Dans ce contexte, comment avec le numérique créer des raccourcis pour renforcer l’intégration ? Comment exploiter cet outil pour améliorer les relations entre acteurs ? Quel doit être le rôle d’accompagnement de la puissance publique, notamment pour lutter contre les inégalités et contre les dérives ? Quelle politique de régulation ?

210 Dominique Wolton : « Informer n’est pas communiquer ! »

« Bonne nouvelle, tout se complique ! ». Vous connaissez la phrase de Sempé « tout se complique ! » L’informatique a mangé son pain blanc pendant ce dernier demi- siècle et les choses vont aller en se compliquant. Pourquoi les hommes qui veulent tant communiquer, communiquent aussi mal, et pourquoi, malgré la révolution du numérique, les choses se passent-elles mal dans la vie privée, dans les familles, au sein des entreprises, de l’Europe, dans la mondialisation ?

Nous n’avons jamais eu cependant autant de tuyaux à notre disposition. Pour six milliards et demi d’individus, nous avons plus de 5 milliards de postes radio, quatre milliards et demi de postes de télévision, prés de quatre milliards de téléphones portables, plus de deux milliards d’ordinateurs. Le progrès technique ne cesse de s’accélérer : le télégraphe, c’est 1820 ; le téléphone c’est 1880 ; la radio, 1910 ; la télévision, 1940, l’ordinateur ,1950 ; les réseaux ,1980. Lorsque le téléphone, la radio et la télévision sont apparus, ce furent des révolutions extraordinaires au sens où ils ont permis de transporter le son à distance, par exemple pour le téléphone. Les hommes n’ont donc jamais eu autant de tuyaux à leur disposition, ils sont de plus en plus pratiques, interactifs, s’envoyant des messages dans le monde entier. Mais le bonheur, la paix ou la tolérance ne sont pas au bout des réseaux et on constate une montée des ressentiments, du racisme, de la haine et du rejet de l’autre.

En fait internet ou les hauts débits n’ont pas changé la nature humaine. La contradiction est là : la révolution du XXe siècle est celle de la technique, des tuyaux ,qui nous fascinent et qui a produit la révolution de l’information qui s’échange de plus en plus rapidement ; mais ce n’est pas de la communication. On assiste en fait à un télescopage : si au point de vue technique, cela marche très bien, on voudrait mieux se comprendre sur le plan interpersonnel. Il y a une sorte de disjonction, car si la révolution des tuyaux nous conforte, nous constatons que la communication humaine est déficitaire et nous dévalorisons cette dernière. Ce qu’il faut comprendre,

211 c’est que l’information est le message et la communication est la relation. La communication, c’est la relation entre les êtres humains.

Nous ne commençons à exister que grâce à la communication, mais ce n’est pas ce que nous constatons. On voit en effet des personnes qui passent des heures et des heures devant leur ordinateurs et qui sont incapables de parler à leurs voisins. Il y a un décalage entre les performances des techniques de l’information et la difficulté de la communication humaine. Plus cela va vite du côté des tuyaux, plus c’est lent du côté des hommes. A côté de la rationalité des systèmes d’information se développe l’irrationalité profonde des relations humaines.

Toutes ces techniques ,en effet, ne nous ont pas rendus plus tolérants. Or, nous devons communiquer pour convaincre, séduire, partager et éviter les confrontations. Comment dès lors sauver la révolution de l’information par rapport aux incertitudes de la communication ? Comment, en d’autres termes, humaniser la technique pour améliorer les relations humaines et l’altérité ? Communiquer, c’est partager, transmettre et négocier, en prenant en compte l’altérité.Nous passons 80% de notre temps à négocier, avec nos enfants, nos patrons, nos voisins, avec les Etats Unis, avec l’Europe qui reste la plus grande aventure de l’humanité avec ses 500 millions d’habitants . En tant que récepteurs, nous n’avons jamais autant reçu de messages, mais la communication reste difficile. Comment alors passer de la révolution technique de l’information à la question politique de la communication ? C’est en effet la politique qui essaie d’organiser la cohabitation en tenant compte de l’altérité. Dans les dictatures, on tue les opposants, en démocratie on essaie de cohabiter avec ceux qui ne sont pas d’accord. C’est donc la communication comme négociation et comme cohabitation, qui m’intéresse et qui met en avant la question de l’autre, qui en tant que récepteur résiste de plus en plus. Il faudra justement prendre en compte de plus en plus le point de vue du récepteur en donnant la place qu’il faut à la politique, au respect d’autrui, à la tolérance, à l’innovation. En réhabilitant les conditions du récepteur qui font que tout le monde ne pense pas de la même

212 manière et qu’il y a des schémas mentaux, moraux, esthétiques et religieux différents. Et ce n’est pas au bout des réseaux sociaux qu’il y aura de la démocratie. On a plus d’informations, mais aussi plus de rumeurs et plus de marge de manœuvre pour mieux dominer les autres. Ce qu’il faut, c’est remettre l’homme au centre, redonner l’importance qu’il faut au temps, aux conventions… et arrêter d’imputer aux machines des valeurs humaines.

Avec la mondialisation, les choses vont se compliquer davantage ; car au bout des réseaux, il y a des langues, des histoires, des civilisations…les entreprises ; le système financier sera mondial, mais les hommes ne sont pas mondiaux. Cela veut dire que plus nous sommes dans la mondialisation, plus il faut ralentir et réintroduire du paradigme humain de la négociation et de la communication, qu’il faut revaloriser, en veillant à ce que la finance n’absorbe pas l’économie, qui n’absorbe pas la politique. En effet, la politique doit être remise au premier plan pour permettre une véritable négociation et la communication. On éviterait ainsi que les techniques ne deviennent des facteurs de haine et de confrontation. Le vrai défi, c’est d’apprendre, comme le souligne le thème de cette rencontre, « à mieux vivre ensemble », à être tolérant et à comprendre que la richesse du monde, c’est sa diversité.

Mohamed Horani : « Le numérique, une chance pour l’Afrique »

Les évolutions technologiques sont en train de bouleverser les habitudes de consommation, les activités commerciales, les bases de la concurrence, la réglementation, le rôle des États, et bien d’autres domaines qui changent chaque jour sous l’effet de la digitalisation galopante.

Comme chaque année, au mois d’octobre, le Cabinet Gartner publie un rapport sur les 10 principales tendances technologiques. Les prédictions du cabinet d’analyse américain pour l’année 2016 annoncent un futur proche qui ressemble presque à de la science-fiction.Ces tendances sont organisées autour de trois grands thèmes : le maillage numérique, les machines intelligentes et la nouvelle réalité des Technologies

213 de l’Information. Les objets connectés se multiplient : montres, bracelets, appareils ménagers, voitures… D’ici 2020, Gartner prévoit 25 milliards d’objets connectés. Le maillage numérique de tous ces objets va produire une somme colossale de données sur presque tout ce qui est imaginable.

Alors que l’économie numérique est aujourd’hui au cœur de l’attention des entreprises, une nouvelle économie est en train d’émerger : l’économie des algorithmes. Dans le business des algorithmes, une grande partie se passe en arrière- plan, là où les personnes ne sont pas impliquées. C’est le rôle des machines intelligentes .La complexité de l’entreprise digitale et de l’économie des algorithmes, combinée à l’émergence de la cybercriminalité organisée ,placent la sécurité en tête des préoccupations des DSI. L’architecture de sécurité adaptative permet désormais de passer d’une attitude défensive à une nouvelle génération d’outils permettant de passer à l’offensive.

Voici quelques chiffres à l’horizon 2018, qui illustrent l’importance des tendances identifiées par Gartner :

 20% de la communication écrite des entreprises seront rédigés par des machines ;  six milliards d’objets seront connectés ;  plus de trois millions de salariés seront supervisés par des robots ;  20% des bâtiments intelligents auront été victimes d’actes de vandalisme digital ;  45% des entreprises au plus fort taux de croissance disposeront de moins d’employés que de machines intelligentes.

214 S’ils sont à des stades de maturité divers, tous les domaines de l’économie sont concernés par la transformation digitale. Le tourisme, les médias et la banque sont les plus avancés ; alors que des secteurs comme la construction, l’agriculture ou les services publics sont encore à la traîne.La transformation digitale constitue une formidable occasion d’accélérer la croissance et de dynamiser l’économie. Elle permet aux consommateurs de contribuer à l’élaboration d’une offre personnalisée de produits et de services, mieux adaptés à leurs besoins, tout en y accédant au juste prix. Elle permet également aux entreprises de créer un cercle vertueux permettant de mieux répondre aux attentes de leurs clients, tout en renforçant leur compétitivité.

Le numérique, un enjeu de souveraineté

À la suite des révélations de l’affaire Edward Snowden et face à la domination croissante des géants de l’internet, la souveraineté numérique est devenue une véritable préoccupation pour les états, les entreprises et les citoyens. La croissance et la souveraineté numériques passent obligatoirement par l’investissement dans le capital numérique.

Selon un rapport de McKinsey intitulé « Accélérer la mutation numérique des entreprises : un gisement de croissance et de compétitivité pour la France », le "PIB numérique" en France a progressé de 5 % par an en moyenne entre 2010 et 2013, alors que la croissance du PIB global était largement inférieure à 2 % par an. Les activités numériques ont en conséquence apporté à la croissance française une contribution substantielle, estimée à 13 % sur la même période, supérieure à celle des activités immobilières ou des activités industrielles manufacturières et extractives. Selon le même rapport, la France a investi 3,3% de son PIB dans le capital numérique en 2011 pour voir la contribution de son économie numérique atteindre 5,5% de son PIB global en 2013.

215 Emergence de l’économie collaborative

La révolution numérique a permis aux citoyens de s’organiser en réseaux sociaux ou en communautés ,grâce à des plates-formes internet où chaque individu agit d’égal- à-égal avec ses pairs. Cette organisation a permis d'améliorer la créativité collective et de favoriser la mutualisation des biens, des outils et des espaces.

L’internet n’est pas seulement un outil de communication, c’est surtout un outil collaboratif de création de valeur. Il a déjà permis à la société civile de s’auto- organiser et de créer des produits et des systèmes aussi complexes que Wikipédia et Linux. Dans l’économie collaborative, la valeur est créée par une communauté de contributeurs bénévoles ou payés. L’innovation est déposée dans le commun sans aucun droit de propriété intellectuelle. L’organisation de l’activité des contributeurs est en règle générale assurée par une fondation. C’est le cas de la fondation Wikipédia qui assure le financement et la gestion de la plate-forme commune, protège le contenu et crée les outils de gouvernance pour gérer les conflits.

Wikispeed : émergence d’une économie Open Hardware

Une équipe de bénévoles, un budget des plus modestes et en moins de trois mois, une voiture à haute efficience énergétique est née. C'est le phénomène Wikispeed créé par l'Américain Joe Justice.

Le secteur automobile évolue lentement, car le coût du changement est énorme pour les fabricants. Wikispeed adopte une démarche révolutionnaire, construisant des voitures en s’inspirant des méthodes de création des logiciels. Autrement dit, on applique à la fabrication de produits physiques des principes éprouvés dans l’industrie du logiciel comme la conception modulaire, l’ouverture du code (ici du design) et les méthodes dites « agiles ». Chaque véhicule est constitué de huit modules autonomes compatibles, ce qui permet de le faire évoluer en quelques

216 heures. Joe explique fièrement que pour les voitures Wikispeed, on remplace le moteur aussi facilement qu’on change une roue.

Alors que, dans l’automobile, les cycles de développement classiques s’étalent sur plusieurs années, ceux de Wikispeed durent sept jours et s’appuient sur de fréquents retours utilisateurs. Ne pouvant procéder à des crashs tests très onéreux chaque semaine, l’entreprise privilégie les simulations. Wikispeed apporte la preuve qu’au-delà du partage des ressources, un nouveau mode de production collaborative est possible.

Le paiement électronique et la technologie « Blockchain »

L’industrie du paiement électronique est un des secteurs les plus concernés par la transformation digitale. Le nombre de cartes était de 13.45 milliards en 2011 et passera à plus de 18 milliards en 2016. Le nombre d'utilisateurs du paiement mobile était de 250 millions en 2013 et passera à 450 millions en 2017.

Le marché du paiement est en pleine reconfiguration à la quête d'un client de plus en plus volatile. Nous assistons à l'arrivée de nouveaux entrants. PayPal compte plus de 150 millions d'utilisateurs. Apple possède plus de 500 millions de comptes. La cryptomonnaie comme le BitCoin est en train de bousculer les banques centrales.Lorsque le bitcoin fit son apparition sur Internet en 2009, il fut d’abord adopté par des cyber-anarchistes et des altermondialistes dans l’espoir de concurrencer la finance capitaliste et de créer une structure parallèle plus équitable. Dans le même temps, le bitcoin devint un outil de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Résultat de ce développement chaotique : le bitcoin, qui valait 13 dollars en janvier 2013, monta à 1124 dollars en novembre de la même année, avant de retomber au- dessous de 300 dollars. Aujourd’hui, le bitcoin repart à la hausse, mais sagement : son cours dépasse les 300 dollars et plusieurs millions de transactions sont enregistrées chaque mois.

217 Après six ans et demi d’existence, le bitcoin semble sur le point de passer à l’âge adulte. Les financiers s’intéressent en fait au système qui sous-tend le bitcoin : la technologie « blockchain ». Il s’agit d’un grand livre comptable crypté et unifié, qui valide et mémorise chaque transaction de manière distribuée à l’échelle mondiale.

Au-delà de son usage strictement monétaire, la technologie blockchain peut servir à créer, authentifier, stocker et publier n’importe quel type de transaction – par exemple des titres fonciers, des achats d’actions, ou des contrats d’assurance. C’est une grande menace pour l’intermédiation.

Impact sur l’éducation

Les enfants du numérique sont habitués à recevoir l’information très rapidement. Ils aiment les processus parallèles et le multitâche. Ils préfèrent les illustrations aux textes. Ils fonctionnent mieux en étant connectés. Ils avancent par des gratifications immédiates et des récompenses fréquentes. Ils préfèrent les jeux au travail. Ces nouveaux comportements suggèrent un changement dans les façons de penser, voire dans l’organisation même de la pensée. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile n’excite pas les mêmes neurones, ni les mêmes zones corticales que l’usage des outils traditionnels.

L’impact sur le système éducatif est évident. Le débat est donc le suivant : le système éducatif doit-il accepter ces changements et s’y adapter, ou, au contraire, agir pour les atténuer, voire contrer leurs aspects les plus négatifs ? Les experts sont divisés à ce sujet. Comme souvent, la solution se trouve à mi- chemin des deux positions, en imbriquant intelligemment anciennes et nouvelles méthodes d’enseignement, en jouant le jeu de l’accélération et du savoir instantané, tout en redonnant sa place au temps long, au travail en profondeur et dans la durée.

218 Mutation de notre environnement de travail

Les espaces de travail d’hier laisseront la place à la notion de « style de travail », permettant à chacun d’adopter un mode de travail compatible avec son style de vie. On voit se généraliser dans les grandes structures les « campus », le desk sharing et les journées de « home-office ».

Le travail collaboratif se renforce. On estime à 50% le déploiement de réseaux sociaux internes aux entreprises dans le monde d’ici 2016.La transformation numérique favorise la naissance de nouveaux métiers, mais se traduit aussi par la suppression d’autres métiers qui seront assurés par des machines intelligentes.

La transformation numérique constitue une opportunité pour la mise en place progressive de nouvelles organisations de travail plus transversales, plus souples et plus coopératives.

Mutations dans la ville

La technologie de maillage des objets est en train de doter les villes d’une intelligence qui permet de mieux interpréter et anticiper les interactions avec les usagers. L’écosystème numérique devient un socle pour des projets d’envergure à l’échelle de quartiers ou de villes.Le concept de « Smart cities » permet l’amélioration de la relation avec l’usager et notamment en ce qui concerne ses déplacements, sa consommation énergétique et ses accès aux services publics.

Stockholm est pionnière dans ce domaine. Les prévisions d’embouteillage profitent à la productivité des citadins et de la ville. En 2008, 18 points de péages à tarification variable en fonction du trafic ont été créés aux entrées de la capitale suédoise, ce qui a permis une diminution du trafic de l’ordre de 14%, favorisé l’utilisation des transports en commun (40 000 utilisateurs supplémentaires) et diminué les émissions de gaz à effet de serre de 40%. En Allemagne, 40% de la capacité installée en énergies renouvelables est actuellement entre les mains de producteurs individuels privés. Au

219 Maroc, un projet de ville intelligente est actuellement en cours de finalisation pour Casablanca.

Le numérique, un enjeu de démocratie

Personne n’ignore le rôle central joué par les réseaux sociaux et les technologies numériques lors du Printemps arabe.

Au Maroc, pays stable politiquement, le numérique pourra jouer un rôle déterminant pour mettre en œuvre la démocratie participative garantie par la Constitution de 2011. Lors des dernières élections communales, les nouvelles technologies ont commencé à faire leur entrée sur la scène politique marocaine. Elles pourront contribuer à y créer une forte adhésion des citoyens par l’animation de débats, l’incitation à l’expression citoyenne et à l’implication.

L’élaboration d’une information claire, transparente et accessible devrait permettre à chacun de se forger une opinion et de mieux comprendre les enjeux globaux. A l’échelle locale et dans le cadre de la régionalisation avancée, le digital permettra aux citoyens de dialoguer avec leur ville ou leur commune.

Ces outils qui ont pour ambition de renforcer la démocratie, doivent encore faire leurs preuves. Les décideurs doivent aussi prouver leur capacité d’action en réponse aux suggestions et doléances exprimées par les citoyens.

Le numérique, une chance pour l’Afrique

L'institut de recherche McKinsey Global Institute (MGI) estime que la contribution d'internet au PIB annuel de l'Afrique pourrait passer de 18 milliards de dollars en 2013 à 300 milliards de dollars en 2025.L'institut arrive ainsi à répartir l'échantillon de 14 pays africains sélectionnés (environ 90% du PIB de l'Afrique), en quatre catégories : les leaders, les suiveurs, les émergents et les sous- classés. Le Sénégal et le Kenya prennent la tête du classement des pays où la contribution d'internet au PIB est la

220 plus élevée (3,3% et 2,9% respectivement), suivis par le Maroc (2,3%), le Mozambique (1,6%) et l'Afrique du Sud.

Le numérique, une opportunité historique pour le Maroc

A la à fin du mois de septembre 2015 ,on comptait au Maroc :

 44,4 millions d’abonnés mobile, soit un taux de pénétration de 131% ;  2,3 millions d’abonnés à la téléphonie fixe, soit un taux de pénétration de 6,7% ;  13,4 millions d’abonnés à l’internet, réalisant un taux de croissance annuel de 63,5% ;le taux de pénétration de l’internet a atteint 41 %. C’est en 1996 que le Maroc a entamé sa longue chevauchée dans le domaine des technologies de l’information par la libéralisation du secteur des télécommunications, l’adoption du plan e-Maroc 2005-2010, puis de la stratégie Maroc Numérique 2013, entamée en 2009. La Cour des comptes a procédé à l’examen de l’état d’avancement de cette dernière stratégie. Le diagnostic est sans appel. La stratégie accuse un sérieux retard dans la concrétisation de ses objectifs.

L’économie numérique dont 75% sont générés par les opérateurs Télécoms, compte 120.000 emplois et contribue pour 2,3% au PIB global.Le Maroc est en train de repenser sa stratégie numérique. Il a tout à gagner à être plus ambitieux que d’habitude, afin de saisir les nombreuses opportunités offertes par la transformation numérique.

Un grand défi pour la réglementation

Alors que les programmes de déploiement des infrastructures sont mis en œuvre et que le digital est en train de transformer la société, les états doivent procéder à l’adaptation du cadre législatif et réglementaire. De nombreux pans du droit commun doivent être revus à la lumière des pratiques liées au numérique.

221 La réglementation s’impose sur le plan national, mais aussi sur le plan international pour les échanges transfrontaliers. Plusieurs axes sont concernés par la réglementation et notamment la concurrence, la fiscalité et la protection des données personnelles. La concurrence qu’exercent les entreprises du numérique vient régulièrement déstabiliser les acteurs métier en profitant de leur position dominante. On parle de « netarchie » ou hiérarchie du net.

Par ailleurs, le mode de fonctionnement des entreprises numériques remet en cause les principes fondamentaux de la fiscalité. En effet, l’économie numérique s’exerce sans frontières. Les modèles de calcul, d’imputation et de recouvrement des impôts classiques doivent être adaptés. D’autres taxes plus équitables sont à inventer.

Mesdames et Messieurs,

Les relations bilatérales entre la France et le Maroc sont exemplaires dans plusieurs domaines. La France est le premier partenaire économique et le premier pourvoyeur de touristes du Maroc. Plus de 60.000 retraités français ont choisi de s’établir au Maroc.

La communauté marocaine établie en France est estimée à près de 1.300.000 personnes. La France accueille également près de 32.000 étudiants marocains sur son sol, constituant ainsi, le premier contingent des étudiants étrangers en France. En 2015, la France a octroyé plus de 250.000 visas aux touristes marocains, faisant du Royaume le troisième pays auquel l’Hexagone a délivré le plus de droits d’entrées.

Le rapprochement entre la France et le Maroc dans l’industrie numérique est déjà une réalité. Plusieurs champions de l’IT français sont installés à Casanearshore, tandis que des sociétés marocaines leaders dans leurs domaines, sont présentes en France.C’est dire que nous avons beaucoup de points communs et d’affinités. En plus de la langue française, nous avons la même culture des affaires qui est en train de se mettre à l’ère de la globalisation tant au Maroc qu’en France.Une collaboration dans

222 l’économie numérique, qui va au-delà de la dimension bilatérale pour s’ouvrir à nos partenaires réciproques dans le monde, est plus que jamais indispensable.

Œuvrons ensemble pour que cette révolution numérique soit au bénéfice de l’homme, de la paix dans le monde et de l’environnement, que nous devons préserver pour les générations futures.

Débat

Question d’un éditeur : le numérique change la vie en profondeur et oblige à repenser l’économie, la politique , la fiscalité .Dans cette transformation , quelle serait le rôle de la société civile ?

Dominique Wolton : Si on arrive à introduire autant de politique que d’innovation, on est sur la bonne ligne , mais si l’innovation restructure les rapports politiques , économiques et sociaux, il y a problème .Le système UBER sera généralisé aux réservations d’hôtels et de restaurants , à l’éducation ,la santé ;c’est peut- être formidable, mais il y a aussi les classes sociales, les organisations, les lois, les syndicats, les partis, et il faudra donc introduire le politique. Il n’y a pas de changement sans tradition, pas de modernité sans ordre. Si on analyse ces changement, secteur par secteur, la résistance des rapports sociaux n’est pas forcément une résistance de conservatisme. On se trompe si l’on pense que le rêve de changer la société se fera par l’intermédiaire des réseaux quels qu’ils soient. Entre société, économie, politique et technique, il y a discontinuité depuis le début de l’humanité. Il faut une séparation entre ces différents pans et il faut les distinguer .Une société numérique n’a rien à voir avec une société tolérante ,laquelle n’a rien à voir avec internet .C’est en cela que je suis hostile à l’idéologie technique comme étant un facteur en soi du changement politique .Toutes les innovations techniques depuis le XVIème siècle n’ont jamais fondamentalement changé la politique !C’est un débat sans fin , il faut le reconnaître !

Fracture numérique et fracture cognitive

223 Question du président de l’association « Maroc entrepreneur » : nous sommes nombreux, ici présents ,qui étions vos étudiants et c’est avec beaucoup de plaisir que nous assistons à cette rencontre .Le numérique ,enjeu de développement économique et humain ,est, dites -vous ,facteur d’une profonde transformation sociale. Comment les entreprises peuvent- elles tirer parti de ces changements pour accroître leur compétitivité ? Comment sensibiliser aux nouvelles technologies et former une jeunesse qui représente plus de 70% de la population et dont la majorité n’a pas les moyens de décoder ce nouveau monde ?

Une enseignante : dans le droit fil de cette question, j’aimerais rappeler que des milliers et milliers de jeunes Marocains vont à l’école le ventre vide et n’ont même pas les moyens de suivre leur scolarité … quel serait l’apport du numérique ?

Mohamed Horani

Sur la question de l’éducation, vous avez raison. On parle aujourd’hui moins de la fracture numérique et plus de la fracture cognitive. On peut poser cette question par rapport aux problèmes que connaît le secteur de l’éducation nationale. Cette fracture cognitive risque d’être un problème majeur qui pourrait empêcher notre pays d’être inséré dans la mondialisation. Mon point de vue personnel est que ce défi de la fracture cognitive peut être surmonté et que la réforme en cours peut réussir grâce au numérique qui permet un saut qualitatif .En témoignent les avancées de l’université Caddi Ayyad de Marrakech, première en Afrique et qui est souvent citée à un niveau international grâce à ses cours open-masse en numérique.

Le numérique peut être une chance extraordinaire pour le Maroc pour l’aider à rattraper le retard et pour réussir la réforme de l’éducation en cours ,mais aussi les autres réformes comme celle de la régionalisation avancée qui devrait réduire les très fortes inégalités existant entre différentes régions et entre le monde urbain et le monde rural. Fondé sur de bonnes politiques, le numérique permet d’optimiser les résultats et relever les défis du développement du Maroc.

224 Concernant la compétitivité des entreprises, il faut rappeler que nous disposons d’une multitude colossale de données, ce que l’on appelle le big data mais que l’on n’exploite pas, faute d’outils d’analyse nous permettant d’avoir l’information pertinente. Internet n’est qu’un outil, un contenu. Maintenant nous avons besoin de mathématiciens, de statisticiens qui travaillent ces contenus pour créer ces outils extraordinaires comme ce logiciel de traduction simultanée qui permet de traduire l’arabe, le chinois et d’autres langues en temps réel. C’est un outil extraordinaire qui facilite le contact, les négociations, la communication, la connaissance de l’autre, comme le souligne Dominique Wolton ,et qui aura un impact profond sur les relations internationales.

Dominique Wolton

Je voudrais faire deux remarques qui me semblent importantes .Vous donnez à l’économie numérique le pouvoir de transformer la société et on entend cela depuis des décennies .De grâce, ne donnons pas à une technique quelle qu’elle soit ,le pouvoir de changer les rapports sociaux et humains !Pensez vous que si les enfants avaient une tablette électronique ,il y aurait moins d’inégalités au Maroc ?Il faut tenir compte des autres éléments , le contexte , la religion , le climat ,l’histoire .Le plus grave des enjeux théoriques, c’est que les modèles cognitifs ne sont pas universels. Les hommes ne pensent pas la même chose, selon qu’ils soient d’une région à l’autre du monde. Ce sont les systèmes totalitaires qui pensent que les hommes sont partout les mêmes.

Arrêtons donc de penser que le numérique constitue une solution miraculeuse. Cela fait 40 ans que l’on parle de la traduction automatique, mais il faut se rappeler que les valeurs, les représentations, les idéologies rendent impossibles le contresens, le faux sens, l’humour .Les chefs d’état ou de grandes entreprises sont toujours accompagnés de leurs traducteurs, quand ils voyagent ou lorsqu’ils négocient.

J’aimerais poser une question : pourquoi en matière d’écologie, on respecte les différences et pourquoi n’en veut-on pas dans la mondialisation ? Gardons- nous des

225 utopies folles qui pensent transformer les sociétés et les rapports humains et soyons vigilants quant aux GAFFA (Google,Apple,Facebook,Amazon) qui vont gagner des milliards et des milliards. Nous sommes aujourd’hui orphelins des grandes utopies politiques qui ont fait beaucoup de mal, gardons- nous aussi des utopies techniques et de ceux qui nous font croire que l’on va sauver l’homme grâce au numérique .Regardons l’histoire des hommes pour constater que les techniques n’ont jamais créé de nouveaux hommes et redonnons à la politique la place qui lui revient.

La révolution numérique est irréversible

Mohamed Amraoui : (président de l’Association des ingénieurs de l’EMI) : l’économie du numérique est là qui s’impose de plus en plus à travers le monde ; ce qui nous intéresserait c’est de savoir que pouvons- nous faire pour réaliser le saut technologique qui rendrait nos économies plus compétitives ?

Mohamed Horani : la révolution numérique est irréversible, je l’ai dit dans mon intervention. Maintenant dans cette transformation du monde, comment se positionner sur différents sujets comme celui du « vivre ensemble » qui nous réunit ce soir ? Comment s’organiser avec le numérique au sein des familles, des régions, des villes …il n’est pas dit, contrairement à ce que pensent certains, qu’avec le numérique, les relations humaines sont coupées. Chacun a ses préoccupations, ses angles de vision et peut s’organiser en conséquence. Au niveau d’un Etat comme le Maroc, on se demande comment se positionner et comment profiter de cette révolution pour avoir une place. Le choix n’est pas simple, d’où l’obligation du débat. Le numérique peut servir à construire une démocratie participative au niveau d’un pays, mais aussi des entreprises, en faisant participer, par exemple, les employés à la prise de décision. A nous de savoir utiliser cette révolution numérique dans le bon sens, en mettant l’homme au cœur du débat. Comment négocier des objectifs communs universels, exercice difficile, compte- tenu des intérêts divergents ; on l’a vu lors du forum mondial de la COP21.

226 Un participant : encore faudrait-il que le Maroc s’approprie cette révolution numérique. Les différentes stratégies lancées depuis une décennie n’ont pas atteint les objectifs fixés comme le montrent les retards accumulés avec l’e-gov ?

Mohamed Horani : Je suis d’accord avec vous ; il y a quelques progrès mais beaucoup de retard comme le souligne le rapport de la Cour des comptes, qui analyse objectivement les avancées et les échecs dans ce domaine .Aujourd’hui cependant, il y a une forte volonté politique de rattraper ce retard, notamment au niveau des services publics et de la recherche de la bonne configuration du Maroc dans le numérique. Il y a une tentative de faire de Casablanca une ville intelligente et des équipes travaillent sur ce projet.

Redonner la primauté à l’Homme

Dominique Wolton : je reviens sur cette idée-clé, qu’il ne faut pas donner à une technique plus de pouvoir qu’elle n’en a réellement. Que peut faire le numérique sur l’emprise folle de la religion ? sur les relations Maroc-Algérie par exemple ?sur les pouvoirs totalitaires ?Il faut relativiser, évaluer et situer le bon niveau de l’action, en tenant compte de la dimension anthropologique qui est beaucoup plus importante que la dimension technique

L’enseignement à distance se fait depuis des décennies, mais le problème central est le présentiel et c’est l’homme qui reste au centre .Même avec 90% d’analphabètes , la grandeur d’un pays, c’est l’intelligence , c’est l’histoire .Un paysan irakien a 5000 ans d’histoire et c’est en Irak ou l’on a inventé l’écriture ..les civilisations n’ont rien à voir avec une technique qui n’a même pas 50 ans !Dernier point, qu’il ne faut pas oublier ; la grande richesse , c’est l’Homme et l’être humain est fondamentalement un être social et non pas une technique .Attention aux solitudes interactives qui créent beaucoup de pathologies, malgré ces millions d’objets interconnectés !Je n’ai rien contre le numérique, mais il nous faut remettre les choses en place et redonner la primauté à l’Homme.

227 Mohamed Horani : nos positions sont complémentaires et pas du tout contradictoires !

Un participant : le numérique pourra- t- il aider à la transition écologique ?

Dominique Wolton : le jour où le capitalisme comprendra qu’il y a plus d’argent à générer en étant ecolo que le contraire, le capitalisme deviendra écologique ;mais la question qui m’intéresse aujourd’hui c’est quand et comment les hommes vont-ils cesser de se détester, de se dominer et de s’entretuer ?

Albert Sasson :essai de synthèse

Nous venons d’assister à la sixième rencontre-débat du cycle « Mieux vivre ensemble ». Nous avons défini ce qu’était « le vivre ensemble », nous sommes arrivés non pas à des certitudes, mais à des progrès dans la réflexion. L’Union européenne est un exemple de ce vivre exemple qui a permis pendant des décennies d’éviter la guerre ou de graves conflits. Au Maroc, nous faisons tout, avec une identité culturelle multiple que la Constitution reconnaît, pour vivre ensemble dans une mosaïque de régions.

Cette dernière rencontre portant sur le numérique était délicate, le danger étant d’évoquer plus le technique que le vivre ensemble. Dominique Wolton , avec une rare éloquence, nous y ramenait sans cesse, en insistant sur l’importance du vivre ensemble et sur la volonté politique. Quand il oppose informer et communiquer, il n’a pas tort .Quand on récolte de l’information comment en faire un outil de communication, de compréhension ? Cela nécessite le recours à l’utilisation d’autres outils des sciences sociales et humaines.

Avec M. Horani, nous avons entendu la présentation des techniques dites de l’information et de la communication qui se sont développées à grande vitesse. Je suis biologiste et je sais la révolution qui se passe dans le domaine du génie génétique, de la génétique humaine, avec les débats sur la bioéthique que ces applications soulèvent. La médecine de demain n’est pas celle d’aujourd’hui, car on y

228 aura introduit des innovations qui exigeront des négociations entre médecins mais aussi avec des sociologues ou des anthropologues. M. Horani nous a montré grâce à plusieurs exemples, comme celui de l’université Caddi Ayad de Marrakech, comment les nouvelles technologies peuvent être des outils de progrès et d’amélioration du niveau de vie des gens .Il n’en reste pas moins vrai que montrer la dissection d’une grenouille sur un écran n’a pas les mêmes vertus pédagogiques qu’une manipulation réelle faite par l’élève ou l’étudiant .

Il faudrait pour y parvenir multiplier les bons lycées, voire les lycées d’excellence, et assurer la fourniture d’électricité et de télécommunication. Nous avons au Maroc un ministre de l’éducation nationale qui est informaticien et qui croit dans ces techniques. L’emploi de ces dernières à l’école est envisagé, tandis que M. Horani nous a montré tout ce qui peut être attendu au Maroc de ces techniques. Mais comment peut-on faire pour que ces techniques contribuent au mieux-vivre ensemble ?

La réponse de D. Wolton, c’est qu’il faut relativiser et distinguer .Il faut mettre dit- il plus de politique, de médiation, d’intelligence humaine. Je ne pense pas, pour ma part, conclure en opposant nos intervenants. Ils ont été parfaitement complémentaires. D. Wolton n’a jamais été technophobe, il rappelle que les techniques et la politique sont deux champs distincts, chacun devant jouer son rôle. Les questions du vivre- ensemble sont compliquées et ce n’est pas l’informatique qui pourra les résoudre, mais la volonté, la politique de paix, la prise en compte de l’histoire des communautés humaines.

Le mieux vivre-ensemble est fragile, il est constamment remis en question. Il faut tisser et retisser la toile de Pénélope, car des questions de fond nous interpellent que les techniques les plus avancées ne peuvent résoudre à elles seules. L’utilisation par les terroristes de techniques qu’ils maîtrisent à la perfection, nous obligent à réfléchir comment déconstruire leur discours ? Cela exige un travail collectif entre sociologues,

229 politologues et psychologues pour répondre à ces messages qui sont transmis par l’internet et récupérer ceux qui risquent de basculer dans ce type d’idéologie.

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