Introduction
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Introduction Cela est si bon de pouvoir ne point mépriser ce que la foule admire. André Gide, Journal (1927) Le 5 décembre 1954 avait lieu à Hollywood, dans le parc des Studios Hal Roach, une des plus étranges cérémonies que la capitale du cinéma ait jamais connues. Un groupe de personnalités notoires se trouvait rassemblé là pour l’inau- guration d’une plaque de marbre qui émergeait d’une mare d’eau boueuse… Cette plaque insolite avait pour objet de fixer pour la postérité le souvenir de deux illustres comédiens que les hasards de leur métier avaient précipités un nombre incalculable de fois dans un même bourbier, pour le plaisir et la joie de millions de spectateurs. Ainsi Stan Laurel et Oliver Hardy entraient-ils, vivants, dans la légende du 7e Art. Le culte que l’on voue aujourd’hui à Laurel et Hardy (plus de soixante ans après la mort du premier et plus de cinquante ans après celle de son partenaire) demeure extraordinairement vivace dans le monde anglo-saxon, et continue de se développer à un rythme surprenant. Un nombre ahurissant de livres – plus de cinquante ! – ont été publiés sur leur vie, leur carrière et les secrets de leur art. Hormis Chaplin, aucune star de l’écran n’a jamais suscité pareil engouement. C’est dès 1964, du vivant même de Laurel, que les mani- festations les plus éclatantes de ce culte se concrétisèrent, par la fondation en Amérique d’un club qui – se donnant 11 LAUREL_cs6_pc.indd 11 01/02/2019 11:24:02 laurel et hardy les structures de l’Ordre maçonnique – prenait le titre de The Sons of the Desert, emprunté à l’un des films les plus célèbres des deux grands comiques, qui y tenaient préci- sément des rôles de francs-maçons. Créé par le professeur John McCabe (qui fut leur premier biographe), et placé à l’origine sous le patronage personnel de Stan Laurel, ce club compte, aujourd’hui encore, aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, un grand nombre de « loges » qui ont leur siège dans les principaux États des premiers et les villes de la seconde. Chacune de ces loges empruntant sa raison sociale à un titre de film du glorieux tandem. Parmi celles-ci, figurent par exemple la Bacon Grabbers Tent de Chicago, la Blockheads Tent de Minneapolis, la Pardon Us Tent qui, pour sa part, a élu domicile dans une prison de Massachusetts1 ; la Way Out West Tent, la plus active, a longtemps édité en Californie une luxueuse revue périodique, Pratfall 2, entiè- rement consacrée à « Lorèléardi », cet être bicéphale dont le nom fut jadis si judicieusement orthographié par François Mars3. Pratfall fut longtemps un organe de liaison qui ren- dait compte à ses abonnés (établis bien souvent au-delà des frontières des États-Unis) des nombreuses activités du club. Celui-ci, qui voulait n’avoir « ni l’allure d’une académie ni celle d’un groupe de fans adulateurs », s’employait active- ment à faire reconnaître le grand talent des deux comédiens, et s’efforçait, tout à la fois, de retrouver la trace des films considérés à l’époque comme perdus, de compléter la liste des participations à mettre au crédit de leur filmographie, 1. Pardon Us fut le premier long métrage de Laurel et Hardy qui, en l’occurrence, y étaient pensionnaires d’un bagne. 2. Pratfall est un vieux terme de vaudeville, sans équivalent français, désignant une chute comique. 3. Dans un article célèbre de la glorieuse époque des Cahiers du cinéma, n° 75 (octobre 1957), intitulé « Lorèléardi est mort ». 12 LAUREL_cs6_pc.indd 12 01/02/2019 11:24:02 introduction de recueillir les documents d’actualités cinématographiques de toutes origines les concernant de près ou de loin, d’or- ganiser des « pèlerinages » sur les lieux de tournage où ils s’illustrèrent, etc. Mais aussi de tenir meetings, conférences, réunions ou banquets – toutes manifestations typiquement américaines et que l’esprit français estime généralement empreintes d’un infantilisme suspect. Il n’en reste pas moins – et ce n’est pas le moins surprenant – que la vieille Europe fut à son tour atteinte par cette vague de passion nostalgique, et que des filiales du club sont nées, dans la seconde moitié du xxe siècle, à Londres, en Allemagne, en Hollande, et en France… * C’est au début des années 1930, avec le parlant, que la popularité de Laurel et Hardy s’imposa, et très vite au niveau mondial. Dès 1932, ils purent constater eux-mêmes, avec surprise et incrédulité, au cours d’un périple européen qu’ils avaient d’abord entrepris comme un simple voyage d’agrément, l’étendue de l’enthousiasme populaire qu’ils suscitaient. Du coup, ces vacances allaient se transformer presque malgré eux en une véritable tournée publicitaire : on organisait, à leur passage, des concours d’imitation ; des clubs, déjà, naissaient un peu partout en leur honneur1 ; des publications, tout entières consacrées à leur culte, sous forme de bandes dessinées notamment, commençaient 1. À notre connaissance, le premier en date de ces clubs était français : créé en 1935 et patronné par la filiale française de la MGM, ainsi que par l’hebdomadaire Le Journal, il avait son siège rue Condorcet à Paris IXe. Il publiait, pour ses membres, le bulletin Cri Cri et organisait concours, tombolas, projections, etc. Au début de 1939, il rayonnait sur l’Europe entière, et ses membres étaient évalués à deux millions… 13 LAUREL_cs6_pc.indd 13 01/02/2019 11:24:02 laurel et hardy à être publiées dans divers pays. Un tel élan conduisait loin, parfois : au dire de Hardy, on aurait, vers 1935, en Tchécoslovaquie, frappé des médailles à leur effigie (côté face pour l’un, côté pile pour l’autre)… Significativement, on ne les connut bientôt plus que sous les sobriquets dont on se plut, ici et là, à les affubler : ainsi étaient-ils tout à la fois, suivant le cas et le lieu, Stan et Ollie dans les pays anglo-saxons, Dick et Doof (« Gros » et « Bêta ») en Allemagne, Gordo et Flaco en Espagne, Bucho et Estica au Portugal, Goyo et Guten en Suisse, Min et Fin en Finlande, Fu-Tu et Tu-Tu en Chine… En Chine où l’on tourna, peu avant la Seconde Guerre mondiale, des Laurel et Hardy de seconde main, avec des imitateurs autochtones dont il est facile d’imaginer à quel degré ils devaient être conformes aux modèles ! Ainsi chaque peuple les annexait, faisait d’eux sa chose, tentait de les identifier à son propre folklore : y a-t-il popularité plus totale, plus évidente ? À un niveau moins élémentaire, il arriva que leur célébrité prît une forme surprenante. Si l’on sait déjà que le maréchal Tito fut un de leurs admirateurs passionnés et s’est souvent fait projeter leurs films pour son plaisir personnel, on ignore généralement que les hommes d’État réunis aux grandes conférences au sommet de Yalta et de Postdam, dans les derniers mois de la guerre, bénéficiaient à l’issue des séances de travail d’une projection de quelques Laurel et Hardy des meilleures années, qui les aidaient à se relaxer. Les deux compères de Fra Diavolo n’avaient, à coup sûr, pas prévu cette fonction politique et diplomatique, mais elle n’en dore que mieux leur blason… En fin de compte, tout le confirme : pour Laurel et Hardy, aucune barrière n’existe. Ils demeurent sans doute les seuls – avec Chaplin – dont l’audience ait franchi les frontières géographiques et poli- tiques aussi bien que les limites des préjugés de race ou d’idéologie. Aussi célèbres en Europe qu’en Chine, en Inde 14 LAUREL_cs6_pc.indd 14 01/02/2019 11:24:02 introduction qu’en Afghanistan, à Bangkok qu’à Honolulu, aussi joyeu- sement populaires aujourd’hui qu’il y a soixante-dix ans, Stan et Ollie sont toujours nos contemporains. À l’heure où ces lignes sont écrites, à chacune des heures où elles seront lues, quelqu’un, quelque part dans le monde, visionne sur son écran un de leurs vieux films. Plus solides que Buster Keaton, Harry Langdon et Harold Lloyd ou que tous leurs pairs de l’époque héroïque – peut-on même dire Chaplin excepté ? –, ils sont les seuls comédiens burlesques à béné- ficier, dans la vie imaginaire et mythique de l’écran, d’une si éclatante immortalité. * Un peu ébranlée, consciemment ou non, par cette gloire hors du commun, la critique cinématographique, enfin atten- tive, a tenté, avec une fébrilité parfois ingénue, d’effacer des décennies d’un mépris aussi injustifié qu’ostentatoire. Depuis un demi-siècle maintenant, la très discutable hiérarchie des valeurs transmise par les historiens consacrés du 7e Art se trouve profondément remise en cause. Entre autres néces- saires réévaluations, on s’attarde désormais, à juste titre, sur l’œuvre de ceux qui furent jusqu’ici inconsidérément rejetés dans le gros du peloton des comiques populaires, et dont on se plaisait par conséquent à ignorer la capacité artistique. On constate vite que Laurel et Hardy, au tout premier rang, se tirent à leur avantage de ce procès en appel et prennent place, du même coup, sans tapage intempestif, dans la plus prestigieuse lignée des grands amuseurs publics. Spécialiste réputé du cinéma burlesque américain, Jean- Pierre Coursodon a, le premier en France, dénoncé à pro- pos de Laurel et Hardy « le contraste entre leur popularité immense et ininterrompue et le dédain presque universel 15 LAUREL_cs6_pc.indd 15 01/02/2019 11:24:02 laurel et hardy des critiques et des “gens de goût” à leur égard1 ». Le phé- nomène n’a certes rien d’unique, et on ne compte plus, dans les annales du cinéma, les divergences d’opinions entre le grand public et la critique.